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qu’ils avaient reçue lorsqu’ils ont été créés, la première création ayant été exclusivement incorporelle ; et que, suivant qu’ils se sont plus ou moins éloignés de leur spiritualité, ils ont été incorporés dans des conditions qui leur sont plus ou moins pénibles ou faciles ; d’où tant de variétés parmi les matières créées. A ce compte, l’esprit qui, pour son châtiment, a été investi du corps du soleil, devait avoir une dose d’altération bien rare et bien particulière.

Les conséquences résultant finalement de notre enquête, ont quelque chose d’inattendu. Il nous arrive ce qui, au dire de Plutarque, se produit quand on remonte aux origines de l’histoire : on trouve que les cartes donnent les terres connues, comme confinant à des marais, à de profondes forêts, à des déserts, à des lieux inhabitables ; de même ceux qui s’occupent de ces hautes questions et veulent y voir plus avant, victimes de leur curiosité et de leur présomption, sont exposés aux plus grossières et aux plus puériles rêvasseries. La fin et le commencement de cette science tiennent également de la bêtise : voyez Platon s’élevant et prenant son essor dans ses nébuleuses conceptions poétiques ; voyez quel jargon il fait parler aux dieux ; à quoi songeait-il donc quand il définissait l’homme « un animal à deux pieds, sans plume », fournissant par là une bien plaisante occasion de se moquer de lui à ceux qui y étaient disposés et qui, ayant plumé un chapon vivant, le promenaient en disant que c’était là « l’homme de Platon » ?

Et les Épicuriens ! Quelle simplicité de leur part d’aller, au début, imaginer que le monde provenait de leurs atomes, qu’ils présentaient comme des corps pondérables et soumis à un mouvement de haut en bas par le seul effet de leur nature ; cette hypothèse fit que leurs adversaires leur objectèrent que, dans de telles conditions, les dits atomes ne pouvaient se joindre et se grouper entre eux, leur chute s’effectuant suivant des lignes droites et verticales qui se trouvaient être constamment parallèles. Cette objection les contraignit à ajouter à leur description la possibilité, pour ces atomes, d’un mouvement oblique, tout fortuit, et à les doter de queues courbes et crochues, leur permettant de s’accrocher et de demeurer attachés les uns aux autres ; ce qui n’empêcha pas leurs contradicteurs de les embarrasser encore, en leur demandant comment, « si les atomes ont, par le fait du hasard, produit tant de choses de formes diverses, il ne s’est jamais rencontré qu’ils aient fait une maison ou un soulier ? et, aussi pourquoi ne pas admettre qu’il a pu se faire que des lettres grecques, répandues pêle-mêle, en nombre infini, en un point déterminé, soient arrivées à former la contexture de l’Iliade » ?

« Ce qui est capable de raison, dit Zénon, est meilleur que ce qui n’en est pas capable ; or, il n’est rien de meilleur que le monde, le monde est donc capable de raison. » Cotta, en employant cette même argumentation, fait le monde mathématicien ; il le fait aussi musicien et joueur d’orgues, en lui faisant application de cet autre raisonnement, également de Zénon : « Le tout est plus que la par-