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tinité de formes d’Anaximandre, l’air de Diogène, les nombres et la symétrie de Pythagore, l’infini de Parménide ; l’unité de Musée, l’eau et le feu d’Apollodore, les parties similaires d’Anaxagore, la répulsion et l’affinité d’Empédocle, le feu d’Héraclite, ou toute autre opinion d’entre cette infinité d’avis et de sentences qu’a émise notre belle raison humaine qui fait preuve de tant de certitude et de clairvoyance en tout ce dont elle se mêle, aussi bien que j’admets l’opinion d’Aristote sur les principes qui, d’après lui, sont l’origine de tout dans la nature ; principes qui reposent sur trois éléments essentiels : la matière, la forme et le manque. Qu’y a-t-il de plus dépourvu de sens que de prétendre que toutes choses dérivent du néant ? qu’est-ce que le manque, sinon un élément négatif, et quelle idée d’en avoir fait la cause et l’origine de ce qui est ? C’est là cependant une assertion qu’on n’oserait combattre, si ce n’est comme exercice de logique ; si on discute, ce n’est pas pour éclaircir le doute que l’on peut concevoir, mais pour défendre le chef de l’école contre les contradicteurs étrangers ; en maintenir l’autorité est le but à poursuivre, il n’est pas permis de pousser ses investigations au delà.

Il est bien aisé de bâtir à sa guise sur des fondations dressées à cet effet ; par cela même que le commencement a eu lieu suivant telle loi, telle ordonnance, le reste s’ensuit et l’édifice s’élève sans difficulté, comme de lui-même. Par ce procédé notre raison marche d’un pas assuré et nous discourons sans plus ample informé ; dès avant la discussion, nos maîtres ont préparé le terrain et gagné dans notre esprit autant qu’il leur en faut pour pouvoir conclure comme ils l’entendent, à la façon de ceux qui, enseignant la géométrie, résolvent des propositions admises à l’avance. Avec le consentement et l’approbation que nous leur prêtons, ils sont libres de nous entraîner à droite, à gauche et de nous faire pirouetter à leur volonté. — Quiconque est cru dans les hypothèses qu’il émet est notre maître, notre Dieu ; il a une base si ample, si commode qu’il peut avec un pareil point d’appui s’élever jusqu’aux nues, si cela lui convient. Dans la pratique et la transmission de la science, nous avons accepté pour argent comptant ce mot de Pythagore : « Tout expert doit être cru en ce qui touche son art » ; ce qui fait que le dialecticien s’en rapporte au grammairien pour la signification des mots, que le rhétoricien emprunte au dialecticien ses arguments et l’art de les placer à propos ; le poète, le rythme du musicien ; celui qui s’adonne à la géométrie s’appuie sur les calculs de l’arithméticien ; les métaphysiciens prennent pour base les conjectures de la physique, car chaque science a ses principes reposant sur ses hypothèses, ce qui, de toutes parts, lie le jugement de l’homme. Si vous essayez de renverser cette barrière qui constitue une erreur capitale, on vous objecte aussitôt cet aphorisme que ces savants ont continuellement à la bouche : « On ne discute pas avec ceux qui nient les principes. » Or, il ne saurait y avoir de principes chez les hommes qu’autant que la Divinté les leur a révélés ;