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imaginaire. C’est vn subject qu’ils tiennent et qu’ils manient : on leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler, et estoffer, chacun à sa fantasie ; et si ne le possedent pas encore. Non seulement en verité, mais en songe mesmes, ils ne le peuuent regler, qu’il ne s’y trouue quelque cadence, ou quelque son, qui eschappe à leur architecture, toute enorme qu’elle est, et rapiecée de mille lopins faux et fantastiques. Et ce n’est pas raison de les excuser. Car aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les monts, les isles escartées, nous leur condonons, qu’ils nous en rapportent seulement quelque marque legere : et comme de choses ignorées, nous contentons d’vn tel quel ombrage et feint. Mais quand ils nous tirent apres le naturel, ou autre subject, qui nous est familier et cognu, nous exigeons d’eux vne parfaicte et exacte representation des lineaments, et des couleurs : et les mesprisons, s’ils y faillent.Ie sçay bon gré à la garce Milesienne, qui voyant le philosophe Thales s’amuser continuellement à la contemplation de la voute celeste, et tenir tousiours les yeux esleuez contre-mont, luy mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l’aduertir, qu’il seroit temps d’amuser son pensement aux choses qui estoient dans les nues, quand il auroit pourueu à celles qui estoient à ses pieds. Elle luy conseilloit certes bien, de regarder plustost à soy qu’au ciel. Car, comme dit Democritus par la bouche de Cicero,

Quod est ante pedes, nemo spectat : cœli scrutantur plagas.

Mais nostre condition porte, que la cognoissance de ce que nous auons entre mains, est aussi esloignée de nous, et aussi bien au dessus des nuës, que celle des astres. Comme dit Socrates en Platon, qu’à quiconque se mesle de la philosophie, on peut faire le reproche que fait cette femme à Thales, qu’il ne void rien de ce qui est deuant luy. Car tout philosophe ignore ce que fait son voisin ouï et ce qu’il fait luy-mesme, et ignore ce qu’ils sont tous deux, ou bestes, ou hommes.Ces gens icy, qui trouuent les raisons de Sebonde trop foibles, qui n’ignorent rien, qui gouuernent le monde, qui sçauent tout :

Quæ mare compescant causæ, quid temperet annum,
Stellæ sponte sua, iussæue vagentur et errent :
Quid premat obscurum Lunæ, quid proferat orbem,
Quid velit et possit rerum concordia discors :

n’ont ils pas quelquesfois sondé parmy leurs liures, les difficultez qui se presentent, à cognoistre leur estre propre ? Nous voyons bien que le doigt se meut, et que le pied se meut, qu’aucunes parties se branslent d’elles mesmes sans nostre congé, et que d’autres nous les agitons par nostre ordonnance, que certaine apprehension