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dans Platon ce mot divin, que « la nature n’est rien qu’une poésie énigmatique », comme, dirait-on, une peinture voilée et ténébreuse, éclairée de ci, de là, par de faux jours en nombre infini, sur lesquels s’exercent nos suppositions : « Toutes ces choses sont enveloppées des plus épaisses ténèbres, et il n’y a pas d’esprit assez perçant pour pénétrer le ciel ou les profondeurs de la terre (Cicéron). » — Cela est vrai, la philosophie n’est qu’une poésie sophistiquée. D’où ceux qui dans l’antiquité s’y sont adonnés, tirent-ils leur autorité, si ce n’est des poètes ? Les premiers d’entre eux l’étaient et ont philosophé comme ils versifiaient. Platon est poète à ses heures ; Timon l’appelle, par ironie, grand inventeur de miracles. Toutes les sciences traitant de questions dépassant l’intelligence de l’homme s’affublent des licences de la poésie. Les femmes emploient des dents en ivoire, quand les leurs viennent à leur faire défaut ; elles modifient leur teint naturel avec des ingrédients étrangers ; elles se font de faux mollets avec du drap et du feutre, se donnent de l’embonpoint avec du coton ; au su et au vu de tout le monde, elles s’embellissent d’une beauté qu’elles n’ont pas et qu’elles empruntent ; ainsi en agit la science (on dit même que celle du droit admet des fictions qui sont la base de ce que la justice tient pour être la vérité) ; elle nous offre en paiement, nous demandant de les supposer véritables, des choses qu’elle-même nous déclare être de son invention. Ces épicycles, ces cercles excentriques, concentriques, dont l’astronomie s’aide pour expliquer le mouvement des étoiles, elle ne nous les donne en effet que comme ce qu’elle a pu trouver de mieux à cet égard, ainsi du reste que fait également la philosophie, qui nous présente non ce qui est ou ce qu’elle croit être, mais ce qu’elle a imaginé comme la solution la plus élégante et la plus conforme aux apparences. Platon traitant de l’état de notre corps et de celui des animaux, s’exprime ainsi : « Nous affirmerions que ce que nous avons dit est exact, si un oracle nous en avait donné la confirmation ; nous nous bornons à assurer que c’est ce que nous avons trouvé de plus vraisemblable à avancer. »

Sur lui-même, l’homme n’a également que des idées confuses. — Ce n’est pas seulement le ciel que la philosophie fournit de cordages, d’engins et de roues ; considérons ce qu’elle dit de nous-mêmes et de notre contexture ; il n’y a pas dans le système planétaire et les autres corps célestes plus de rétrogradations, de trépidations, d’ascensions, de reculements et de ravissements que les philosophes n’en ont imaginé dans ce pauvre petit corps humain. En cela il mérite bien le nom de petit Monde qu’ils lui ont donné, tant ils emploient, pour le maçonner et le båtir, de pièces aux formes les plus variées. Pour expliquer les mouvements qu’ils relèvent chez l’homme, les diverses fonctions et facultés qui sont en nous, en combien de fragments n’ont-ils pas fractionné l’àme ? en combien de cases ne l’ont-ils pas répartie ? combien de divisions et de subdivisions n’établissent-ils pas en ce pauvre être, en dehors de celles que la nature a faites et qui nous sautent aux yeux ? de combien