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De même, nous estimons que tout en ce monde n’existe que pour nous ; ce qui avait conduit à doter chaque dieu d’attributions en rapport avec ceux de nos besoins auxquels il avait charge de satisfaire. — De ce train, nous en arrivons à ce que le destin n’a que nous en vue, quand il rend ses arrêts ; c’est pour nous que le monde existe, que l’éclair brille, que la foudre tonne ; le créateur, les créatures, tout est à notre intention ; nous sommes le but, l’objectif de l’universalité des choses. — Examinez le compte tenu par la philosophie, depuis deux mille ans et plus, de ce qui se passe au ciel : les dieux n’ont agi, n’ont parlé que pour l’homme ; aucune consultation, aucune vacation pour un autre objet n’y sont enregistrées. Les voilà en guerre contre nous : « Les enfants de la terre firent trembler l’auguste palais du vieux Saturne et tombèrent enfin sous les coups d’Hercule (Horace). » Les voici prenant part à nos troubles, pour nous rendre ce que si souvent nous avons fait nous-mêmes à leur égard quand ils étaient divisés : « Neptune, de son trident redoutable, ébranle les murs de Troie et renverse de fond en comble cette cité superbe ; de son côté, l’impitoyable Junon se tient aux portes Scées (Virgile). » — Les Cauniens, jaloux de maintenir la suprématie de leurs dieux, prennent les armes le jour qui leur est consacré et vont, courant dans toute la banlieue, frappant l’air de ci, de là, à coups redoublés avec leurs glaives, pourchassant ainsi à outrance et jetant hors de leur territoire les dieux étrangers. — La puissance des dieux est répartie suivant nos besoins : il en est qui guérissent les chevaux, d’autres les hommes ; qui de la peste, qui de la teigne, qui de la toux, qui d’une sorte de gale, qui d’une affection autre, « tant la superstition introduit les dieux, même dans les plus petites choses (Tite-Live) ! » Celui-ci fait pousser les raisins, celui-là les aulx. L’un est préposé à la débauche, cet autre au commerce. Chaque corps de métier a son dieu ; chaque divinité a sa province où elle est plus particulièrement en crédit, l’une à l’Orient, l’autre à l’Occident : « Là sont les armes de Junon, là son char (Virgile) »… « Ô saint Apollon, toi qui habites le centre du monde (Tite-Live) ! »… « La ville de Cécrops honore Pallas ; l’ile de Crète, Diane ; Lemnos, Vulcain ; dans le Péloponèse, Sparte et Mycènes adorent Junon ; Pan est le dieu du Ménale et Mars est vénéré dans le Latium (Ovide) ». Il en est qui n’ont d’action que sur un bourg, sur une famille ; qui logent seuls, tandis que d’autres sont en compagnie, soit parce qu’ils le veulent bien, soit parce qu’ils s’y trouvent obligés : « Le temple du petit-fils est réuni à celui de son divin aïeul (Ovide). » Il en est de si chétifs et de si infimes (car leur nombre s’en élève jusqu’à trente-six mille), qu’il faut les mettre à cinq ou six pour qu’ils arrivent à produire un épi de blé, et chacun prend le nom de sa fonction dans cette œuvre commune ; ils sont trois pour une porte, chargés respectivement des vantaux, des gonds, du seuil ; pour un enfant, ils sont quatre et veillent à son emmaillotement, à ce qu’il boit, à ce qu’il mange, au sein de sa nourrice. Il en est qui