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des chimères qu’il s’est faites (Pline) ! » — C’est bien loin d’honorer celui qui nous a créés, que d’honorer celui que nous avons fait. Auguste eut plus de temples que Jupiter, ils furent fréquentés avec autant de dévotion et aussi réputés par leurs miracles. Les Thasiens, pour reconnaître les bienfaits qu’ils avaient reçus d’Agésilas, vinrent lui dire qu’ils l’avaient placé au rang des dieux : « Puisque votre nation, leur répondit-il, a le pouvoir de faire dieu qui bon lui semble, faites-en un de l’un de vous, pour que je voie ; puis, quand j’aurai vu comment il s’en trouve, je verrai si j’ai de grands remerciements à vous adresser pour votre offre. » — Que l’homme est donc insensé ! il ne saurait créer un ciron, et il fait des dieux à la douzaine ! Écoutez Trismégiste faisant l’éloge de ce dont nous sommes capables : « Parmi les choses admirables, il en est une qui les dépasse toutes, c’est que l’homme ait pu découvrir la nature divine et imaginer en quoi elle consiste. »

Énoncé de quelques arguments mis en avant pour déterminer la nature de Dieu. — Voici à ce sujet quelques-uns des arguments ayant cours dans les écoles de philosophie, « auxquelles seules il est donné de connaitre les dieux et les puissances celestes, ou de savoir qu’il est impossible de les connaitre (Lucain) » : « Si Dieu est, c’est un être animé ; si c’est un être animé, il a des sens ; s’il a des sens, il est sujet à la corruption. S’il n’a pas de corps, il n’a pas d’âme, par conséquent il ne peut rien ; et s’il a un corps, il est périssable. » Voilà bien vraiment un raisonnement péremptoire, triomphant de toute objection ! — « Nous sommes incapables d’avoir fait le monde, il y a donc quelque nature supérieure à la notre, qui y a mis la main. — Ce serait une sotte arrogance que de nous estimer la créature la plus parfaite de cet univers ; il y a donc quelque chose de meilleur que nous, ce quelque chose c’est Dieu. — Quand vous voyez une riche et pompeuse demeure, alors mème que vous ne savez pas qui en est le maitre, vous ne dites pas qu’elle a été faite pour des rats ; ne devons-nous pas croire de même que cette divine construction qu’est le palais céleste, est l’habitation de quelque maitre plus grand que nous ? — Celui qui est à l’échelon supérieur, n’est-il pas toujours le plus élevé en dignité ? or, nous sommes au plus bas. — Rien, sans âme ni raison, ne saurait produire un être capable de raison et susceptible de donner la vie ; le monde nous produit, donc il a âme et raison. — Chaque fraction de nous-mêmes est moindre que nous-mêmes ; nous sommes une fraction du monde, le monde est donc doué de sagesse et de raison, et ce, à un degré supérieur à nous. — C’est une belle chose que d’avoir un grand gouvernement ; le monde, sous ce rapport, témoigne donc de l’excellence du principe qui préside à ses destinées. — Les astres ne nous nuisent pas, la bonté est donc au nombre de leurs qualités. — Nous avons besoin de nourriture, les dieux sont donc dans le même cas ; ils se nourrissent des vapeurs de l’atmosphère. — Les biens de ce monde ne sont pas des biens aux yeux de Dieu, il doit donc en être de même à nos yeux. — Qui en offense