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nostres mesmes, forcez par l’apparence de la raison humaine. D’autant qu’en ce bastiment, que nous voyons, il n’y a rien seul et vn,

Cum in summa res nulla sit vna,
Vnica quæ gignatur, et vnica soláque crescat :

et que toutes les especes sont multipliées en quelque nombre. Par où il semble n’estre pas vray-semblable, que Dieu ait faict ce seul ouurage sans compaignon ? et que la matiere de cette forme ayt esté toute espuisée en ce seul indiuidu.

Quare etiam atque etiam tales fateare necesse est,
Esse alios alibi congressus materiai,
Qualis hic est auido complexu quem tenet æther.

Notamment si c’est vn animant, comme ses mouuemens le rendent si croyable, que Platon l’asseure, et plusieurs des nostres ou le confirment, ou ne l’osent infirmer : non plus que cette ancienne opinion, que le ciel, les estoilles, et autres membres du monde, sont creatures composées de corps et ame : mortelles, en consideration de leur composition : mais immortelles par la determination du createur. Or s’il y a plusieurs mondes, comme Democritus, Epicurus et presque toute la philosophie a pensé, que sçauons nous si les principes et les regles de cestuy-cy touchent pareillement les autres ? Ils ont à l’auanture autre visage et autre police. Epicurus les imagine ou semblables, ou dissemblables. Nous voyons en ce monde vne infinie difference et varieté, pour la seule distance des lieux. Ny le bled ny le vin se voit, ny aucun de nos animaux, en ce nouueau coin du monde, que nos peres ont descouuert tout y est diuers. Et au temps passé, voyez en combien de parties du monde on n’auoit cognoissance ny de Bacchus, ny de Ceres. Qui en voudra croire Pline et Herodote, il y a des especes d’hommes en certains endroits, qui ont fort peu de ressemblance à la nostre. Et y a des formes mestisses et ambigues, entre l’humaine nature et la brutale. Il y a des contrées où les hommes naissent sans teste, portant les yeux et la bouche en la poitrine : où ils sont tous androgynes : où ils marchent de quatre pates : où ils n’ont qu’vn œil au front, et la teste plus semblable à celle d’vn chien qu’à la nostre où ils sont moitié poisson par embas, et viuent en l’eau : où les femmes accouchent à cinq ans, et n’en viuent que huict : où ils ont la teste si dure et la peau du front, que le fer n’y peut mordre, et rebouche contre où les hommes sont sans barbe : des nations, sans vsage de feu : d’autres qui rendent le sperme de couleur noire. Quoy ceux qui naturellement se changent en loups, en iumens, et puis encore en hommes ? Et s’il est ainsi, comme dit Plutarque, qu’en quelque endroit des Indes, il y aye des hommes sans bouche, se nourrissans de la senteur de certaines odeurs, combien y a il de nos descriptions faulces ? Il n’est plus risible, ny