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notre raison ne fait que se fourvoyer, surtout lorsqu’elle se mêle de deviser des choses divines. Pour qui cela est-il plus évident que pour nous chrétiens, bien que nous lui ayons donné pour se conduire des principes certains et infaillibles ? Quoique nous éclairions ses pas avec le flambeau sacré de la vérité qu’il a plu à Dieu de nous communiquer, ne voyons-nous pas journellement, pour peu qu’elle dévie du sentier ordinaire, qu’elle se détourne ou s’écarte de la voie tracée et battue par l’Église, que tout aussitôt, sans direction et sans but, elle se perd, s’embarrasse, s’entrave, tournoyant et flottant sur cette vaste mer troublée et ondoyante des opinions humaines ? Dès qu’elle quitte ce grand chemin suivi par tous, elle va se divisant et se dissipant par mille routes diverses.

Il est ridicule de prétendre connaître Dieu en prenant l’homme pour terme de comparaison. — L’homme ne peut être que ce qu’il est, et son imagination ne peut s’exercer que dans les limites de sa portée. C’est une plus grande présomption, dit Plutarque, de la part de ceux qui ne sont que des hommes, d’entreprendre de parler et de raisonner sur les dieux et les demi-dieux, que de la part de quelqu’un qui, ignorant la musique, veut juger ceux qui chantent ; ou de qui n’ayant jamais été dans les camps, veut discuter sur les armes et la guerre, se croyant, parce qu’il en a quelques légères notions, apte à comprendre les effets d’un art qu’il ne connait pas.

C’est en partant de là qu’on a cru l’apaiser par des prières, des fêtes, des présents et même par des sacrifices humains. — L’antiquité crut, je pense, faire quelque chose propre à donner de l’importance à la grandeur divine, en l’appariant à l’homme ; en la dotant de ses facultés, la parant de ses belles humeurs et de ses plus honteuses nécessités ; lui offrant nos viandes à manger ; nos danses, nos momeries et nos farces pour la distraire ; nos vêtements pour se couvrir ; nos maisons pour y loger ; la caressant par l’odeur de l’encens et les sons de la musique, lui tressant des guirlandes, lui composant des bouquets ; et pour satisfaire, comme nous le faisons nous-mêmes, nos vicieuses passions que nous lui prêtons, flattant sa justice par d’inhumaines vengeances ; la réjouissant par la ruine et la dissipation de choses qu’elle a créées et qui lui doivent leur conservation, comme firent Tibérius Sempronius livrant au feu, en sacrifice à Vulcain, les riches dépouilles et armes qu’il avait enlevées à l’ennemi, en Sardaigne ; Paul-Emile sacrifiant celles de Macédoine à Mars et à Minerve ; Alexandre le Grand qui, arrivé à l’Océan Indien, jeta à la mer plusieurs vases d’or de grandes dimensions, en l’honneur de Thétis, immolant en outre sur ses autels, non seulement quantité d’animaux innocents, mais aussi d’hommes, véritable boucherie, comme il était dans les coutumes courantes de certaines nations, de la nôtre entre autres ; peut-être même n’en est-il pas une qui soit exempte de s’être livrée à cette pratique : « Enée saisit quatre jeunes guerriers, fils de Sulmone, et quatre autres nourris sur les bords de l’Ufens, pour les immoler