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moquent ; ils se plient à notre bêtise pour nous emmieller et nous captiver par ces idées et ces espérances appropriées à nos appétits, pauvres mortels que nous sommes ! Quelques-uns d’entre nous, chrétiens, sont tombés en pareille erreur, se promettant, après la résurrection, une nouvelle vie terrestre et temporelle, accompagnée de tous les plaisirs, de toutes les commodités de ce monde. Pouvons-nous croire que Platon, dont les conceptions ont été si élevées, qui a approché si près de la divinité que le surnom lui en est resté, ait pu penser que l’homme, cette chétive créature, ait en lui quelque chose de cette puissance que nous ne pouvons comprendre ; et qu’il ait cru, étant donné le peu dont nous sommes capables et la faiblesse qui est en nous, que nous puissions être admis à participer à la béatitude éternelle ou être frappés de peines qui n’auront pas de fin ?

Si, dans une autre vie, nous n’existons plus tels que nous étions sur la terre, ce n’est pas nous qui sentirons, qui jouirons. — Il y aurait lieu de lui répondre, au nom de la raison humaine : Si les plaisirs que tu nous promets en l’autre vie, sont de ceux que nous avons goûtés ici-bas, ils n’ont rien de commun avec l’infini ; alors que les cinq sens que nous tenons de la nature recevraient complète satisfaction, que notre âme éprouverait tout le contentement qu’elle peut désirer et espérer, et nous savons ce dont elle est capable à cet égard, tout cela ne serait encore rien. S’il demeure quelque chose de nous, il n’y a rien de divin. Si ce n’est autre que ce qui est le propre de notre condition présente, il n’y a pas à en tenir compte. Tout ce qui nous était sujet de contentement avant notre mort, est mortel comme nous ; si dans l’autre monde, retrouvant nos parents, nos enfants, nos amis, cela peut nous toucher et nous être agréable, si alors nous y attachons encore du prix, c’est que nous n’avons cessé d’être sensibles aux satisfactions terrestres qui n’ont qu’une durée limitée. Nous ne pouvons concevoir dignement la grandeur des hautes et divines promesses qui nous ont été faites, à nous chrétiens, si nous en avons une conception quelconque ; pour les imaginer ce qu’elles sont, il faut nous les imaginer inimaginables, inexprimables, incompréhensibles et essentiellement autres que celles dont nous avons fait la misérable expérience. L’ail ne peut concevoir, dit saint Paul, le cœur de l’homme ne peut comprendre le bonheur que Dieu réserve à ses élus. Si, pour nous en rendre dignes, nous amendons et transformons notre être, comme tu supposes, Platon, que cela est possible par les purifications que tu imagines, le changement opéré doit être si radical, si universel, qu’au point de vue physique nous aurons cessé d’être nous-mêmes : « Hector était bien Hector, alors qu’il vivait et combattait ; mais son cadavre traîné par les chevaux d’Achille, ce n’était plus Hector (Ovide) » ; et ce sera quelque autre chose que nous qui recevra ces récompenses : « Ce qui change est dissous et par suite périt ; de fait, les parties une fois désagrégées, il n’y a plus de corps (Lucrèce). »