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des facultés extraordinaires. Mais avoir fait des dieux de notre condition, dont nous connaissons les imperfections ; leur avoir attribué nos désirs, nos colères, nos vengeances ; les faire se marier, avoir des enfants, une famille ; connaître l’amour, la jalousie ; être comme nous de chair et d’os, avec même organisation physique ; les assujettir à la fièvre, au plaisir, à la mort ; leur donner la sépulture comme à nous-mêmes, « toutes choses qui sont indignes des dieux et n’ont rien de commun avec leur nature (Lucrèce) » ; « on donne le signalement de ces dieux ; on dit leur âge, les ornements dont ils sont revêtus, leurs généalogies, leurs mariages, leurs alliances ; on les apparie à notre bêtise humaine ; on les fait sujets aux mêmes passions, amoureux, chagrins, colères (Cicéron) », c’est là le fait d’une incroyable divagation de l’esprit humain, tout comme d’avoir divinisé non seulement la foi, la vertu, l’honneur, la concorde, la liberté, la victoire, la piété, mais encore la volupté, la fraude, la mort, l’envie, la vieillesse, la misère, la peur, la fièvre, la mauvaise fortune et autres infirmités de notre vie frêle et caduque : « À quoi sert d’introduire dans nos temples la corruption de nos mœurs, ô âmes attachées à la terre et vides de pensées célestes (Cicéron) ! »

Les Égyptiens, par une prudence non exempte d’impudence, défendaient à quiconque, sous peine d’être pendu, de dire que leurs dieux Sérapis et Isis avaient jadis été hommes, ce que nul n’ignorait. Les images de ces dieux les représentaient un doigt sur les lèvres, ce qui, au dire de Varron, rappelait à leurs prêtres cette mystérieuse ordonnance qui prescrivait de taire leur origine mortelle, comme mesure nécessaire pour ne pas porter atteinte à la vénération dont ils étaient l’objet. — Puisque l’homme désirait tant se faire semblable à Dieu, il eût mieux fait, dit Cicéron, d’attirer à lui placé au bas de l’échelle les vertus divines et de se les assimiler, que d’envoyer en haut sa corruption et sa misère ; cependant, à bien considérer ce qui a eu lieu, toujours sous l’empire de ce même sentiment de vanité, il a, dans plusieurs cas, fait l’un et l’autre.

Est-ce sérieusement que les philosophes ont traité de la hiérarchie de leurs dieux, comme aussi de la condition des hommes dans une autre vie ? — Quand les philosophes discutent le rang que leurs dieux occupent entre eux, et s’évertuent à faire ressortir leurs alliances, leurs fonctions, leur puissance, je ne puis croire qu’ils parlent sérieusement. Quand Platon nous dépeint en détail le verger de Pluton, les avantages et les peines corporelles qui nous attendent encore après la ruine et l’anéantissement de nos corps, et le rapport qui existe entre ce qui nous est réservé dans l’autre monde et la vie que nous avons tenue sur cette terre : « Là, au fond d’un bois de myrtes où conduisent des sentiers perdus, se cachent les victimes de l’amour ; la mort même ne les a pas délivrées de leurs soucis (Virgile) » ; quand Mahomet promet aux siens un paradis couvert de tapis, aux lambris dorés et scintillant de pierreries, peuplé de courtisanes de la plus exquise beauté, des vins et des mets délicieux, je vois bien que ce sont des gens qui se