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tantôt dans un autre ? ceux qui se donnent la tâche de mettre les jurisconsultes en concordance, doivent tout d’abord mettre chacun d’eux d’accord avec lui-même. La préférence que, dans ses ouvrages philosophiques, Platon donne, à bon escient, à la forme dialoguée, me parait provenir de ce que par le dialogue, mettant ses idées dans la bouche de plusieurs, il peut plus commodément les exposer dans toute leur diversité et avec toutes les variantes qu’elles comportent. Traiter les questions en envisageant leurs divers aspects est une manière de les traiter tout aussi bien et même mieux qu’en les présentant sous le jour qui leur est favorable ; on peut de la sorte en disserter plus longuement et avec plus d’utilité. Prenons-nous nous-mêmes comme exemple : les arrêts de la justice revêtent au plus haut degré un langage affirmatif et décisif ; ceux notamment que nos parlements rendent en public, sont éminemment de nature à entretenir chez le peuple le respect qu’il doit à cette magistrature en raison de la capacité de ceux qui la composent. Or, la beauté de ces actes ne résulte pas tant de la décision qu’ils renferment (des décisions, il s’en prend chaque jour, c’est le propre de tout juge), que des débats et de l’examen des arguments contradictoires que la science du droit permet de faire valoir. De même le plus large champ est ouvert aux critiques que portent les philosophes sur leurs opinions réciproques, opinions les plus diverses et les plus contradictoires, dans lesquelles chacun s’empêtre, soit à dessein, pour démontrer combien, sur tout sujet, l’esprit humain est vacillant, soit parce qu’il y est contraint par ignorance lorsque, par sa subtilité, la question échappe à son entendement, ce qu’exprime cette phrase qui revient si souvent : « Sur tout sujet glissant et scabreux, réservons notre jugement. » Euripide dit de même : « La compréhension des œuvres de Dieu, en leurs façons diverses, nous est une cause de nombreux tracas. » C’est la même idée qu’Empédocle, comme en proie à une fureur inspirée par les dieux et forcé de se rendre à la vérité, reproduit souvent dans ses ouvrages : « Non, non ; nous ne sentons rien, nous ne voyons rien ; tout nous est cache ; il n’est pas une chose dont nous puissions établir ce qu’elle est » ; ce qui se retrouve aussi dans ce passage de nos textes sacrés : « Les pensées des mortels sont timides, leur prévoyance et leurs inventions sont incertaines (Livre de la Sagesse). »

Le charme que cause la recherche de la vérité explique que tant de gens s’y adonnent. — Il ne faut pas trouver étrange si ces gens, tout en désespérant d’atteindre au but, n’ont pas renoncé au plaisir de poursuivre : l’étude est par elle-même chose agréable ; si agréable que, parmi les voluptés qu’interdisent les Stoïciens, figure celle provenant des exercices de l’esprit ; ils la veulent modérée, et trop savoir est à leurs yeux de l’intempérance. — Démocrite ayant mangé à sa table des figues qui sentaient le miel, se mit aussitôt à chercher en son esprit d’où leur venait cette douceur inusitée. Afin de s’en rendre compte, il se levait pour aller voir la place où ces fruits avaient été cueillis, lorsque sa ser-