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nions et de croyances qu’il met en parallèle avec les siennes, pour nous montrer combien celles-ci outrepassent les autres et combien il approche de plus près de la vraisemblance ; mais ce n’est pas sur l’autorité et le témoignage d’autrui que la vérité s’établit. Quant à Épicure, il est à observer que, dans ses écrits, il évite religieusement d’en citer aucun.

Souvent les philosophes affectent d’être obscurs pour ne pas révéler l’inanité de leur science. — Aristote est le prince des dogmatistes et cependant nous apprenons de lui que beaucoup de savoir nous porte à douter plus encore. Souvent on le voit s’entourer de parti pris d’une obscurité épaisse et inextricable, au point qu’on ne peut démêler son avis ; c’est là, en fait, du pyrrhonisme sous une forme qui le dissimule. Écoutez la déclaration de Cicéron nous exposant l’idée essentielle de cette école, en nous la donnant comme sienne : « Ceux qui voudraient savoir ce que nous pensons de chaque chose, sont trop curieux… Ce principe, en philosophe, de disputer de tout sans décider sur rien, établi par Socrate, repris par Arcésilas, affirmé par Carneade, a fleuri jusqu’à nos jours… Nous sommes de l’école qui dit que le faux est partout mêlé an vrai et lui ressemble si fort qu’il est impossible de les discerner d’une manière certaine. » — Pourquoi non seulement Aristote, mais la plupart des philosophes ont-ils affecté de présenter toutes les questions sous une forme obscure, si ce n’est pour faire ressortir combien elles sont oiseuses, et amuser la curiosité de notre esprit en les lui donnant en pâture, os creux et décharné qu’on lui livre à ronger. Clitomaque affirmait n’être jamais parvenu à savoir, par les écrits de Carnéade, de quelle opinion il était. C’est pour ce motif qu’Épicure a évité dans les siens d’être clair, et que ceux d’Héraclite lui ont valu d’être surnommé « le Ténébreux ». Être difficile à comprendre est une monnaie dont usent les savants, comme les prestidigitateurs qui font des tours de passe-passe pour empêcher qu’on aperçoive l’inanité de leur art, ce dont la bêtise humaine se paie aisément : « C’est par l’obscurité de son langage qu’Héraclite s’est attiré la vénération des ignorants ; les sots en effet n’estiment et n’admirent que ce qui leur est présenté en termes énigmatiques (Lucrèce). »

Certains ont dédaigné les arts libéraux, même les sciences, prétendant que ces études détournent des devoirs de la vie. — Cicéron reproche à certains de ses amis de consacrer à l’astronomie, au droit, à la dialectique et à la géométrie, plus de temps que ces sciences ne méritent, et, que cela les détourne des devoirs de la vie qui sont et plus honnêtes et plus utiles. Les philosophes cyrénaïques méprisent au même degré la physique et la dialectique. Zénon, au début de ses écrits sur la République, déclare inutiles toutes les branches d’éducation libérale. Chrysippe dit que ce que Platon et Aristote ont écrit sur la logique, ne l’a été de leur part qu’à titre d’exercice et pour se jouer, ne pouvant croire qu’ils se soient appliqués à parler sérieusement d’un sujet