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le monde ; ils se prêtent à la satisfaction des penchants naturels, à l’impulsion et à la contrainte qu’exercent les passions, aux obligations imposées par les lois et les coutumes, aux traditions d’après lesquelles les arts s’exercent : « car Dieu n’a pas voulu que nous pénétrions le sens des choses ; il nous en permet seulement l’usage (Cicéron) ». Ils y subordonnent leurs actions dans la vie commune, sans marquer à cet égard leurs préférences, ni émettre de jugement, ce qui ne cadre guère avec ce qu’on dit de Pyrrhon, quand on le représente stupide et ne tenant compte de rien, immobile, farouche et insociable dans ses relations, allant droit devant lui au risque de se heurter aux charrettes ou de donner dans les précipices, refusant de se soumettre aux lois établies. Le dépeindre tel, c’est exagérer sa règle de conduite : il n’a voulu être ni une pierre, ni une souche ; il a voulu être un homme vivant, discourant, raisonnant, jouissant de tous les plaisirs et commodités que la nature met à notre disposition, usant de toutes ses facultés physiques et intellectuelles, honnêtement et dans la mesure où cela est licite. Ce à quoi il a de bonne foi renoncé et qu’il a abandonné, c’est le droit fantastique, imaginaire et faux que l’homme s’est arrogé d’établir, d’ordonner et de régenter[1] la vérité. — Du reste, il n’y a pas de secte qui ne soit contrainte de permettre au sage, afin de pouvoir vivre, de subir nombre de choses qu’il ne comprend pas, qu’il ne saisit pas, qui échappent à sa volonté. Si, par exemple, il entreprend un voyage par mer, il mettra son dessein à exécution, sans être certain de l’utilité qu’il en retirera ; il s’efforcera de faire que le vaisseau soit bon, le pilote expérimenté, la saison favorable, mais ce ne sont là que des garanties de probabilité, et il devra s’y abandonner, se confiant à des apparences, à moins qu’elles ne soient absolument contraires. Il a un corps, il a une âme, les sens le poussent, l’esprit l’agite. Bien qu’il ne se sente pas cette compétence spéciale qui permet de porter un jugement, et qu’il reconnaisse qu’il ne saurait se prononcer en toute assurance, parce qu’en chaque chose il peut y avoir du faux autant qu’il lui semble y avoir du vrai, il ne laisse pas néanmoins de conduire sa vie dans les conditions les plus larges et les plus commodes. — Combien d’arts reposent sur des conjectures plus que sur la science ; combien où la question du vrai et du faux importe peu et où ce qui semble être est la seule règle ! Le vrai et le faux existent, disent-ils, et nous avons en nous les moyens de nous livrer à leur recherche, mais ne sommes pas à même de vérifier la valeur de ce que nous trouvons. Il vaut beaucoup mieux pour nous, ne pas nous livrer à de vaines recherches et nous en remettre simplement à l’ordre établi en ce monde. Une âme exempte de préjugés est un avantage précieux pour notre tranquillité. Les gens qui jugent et contrôlent leurs juges, ne se soumettent jamais avec une entière conviction.

Les esprits simples et peu curieux sont plus faciles à gouverner que tous autres. — Combien plus dociles aux lois de la religion comme à celles de la politique et plus faciles à conduire

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