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loisible à Panétius de suspendre son jugement en ce qui touche la connaissance de l’avenir tirée de l’examen de victimes immolées par le sacrificateur, de l’interprétation des songes, des oracles et de toutes les autres pratiques semblables auxquelles croient les Stoïciens ; pourquoi un sage ne pourrait-il en toutes choses oser ce que Panétius ose sur ces points admis par ses maitres, qui ont reçu l’assentiment général de l’école à laquelle il appartient et où il enseigne ? Quand c’est un enfant qui porte un jugement, il parle de ce qu’il ne sait pas ; quand c’est un savant, il obéit à ses préoccupations.

Ces philosophes qui doutent de tout se sont ménagé un merveilleux avantage pour les luttes dans lesquelles ils peuvent se trouver engagés, en renonçant à parer les coups que leur portent leurs adversaires ; peu leur importent ceux qu’ils reçoivent, pourvu qu’ils frappent. Tout leur est bon : s’ils ont le dessus, vos arguments sont sans valeur ; si c’est vous qui l’emportez, ce sont les leurs qui sont en défaut ; — s’ils font erreur, cela démontre que l’ignorance existe ; si c’est vous qui vous trompez, c’est vous qui fournissez la preuve de son existence ; — s’ils arrivent à prouver que rien n’est sûr : c’est bien, ils satisfont à la thèse qu’ils défendent ; s’ils n’y parviennent pas : c’est encore bien, de ce fait même, elle n’en reçoit pas moins confirmation ; « de la sorte, trouvant sur un même sujet des raisons égales pour et contre, il leur est facile dans un sens ou dans l’autre de suspendre leur jugement (Cicéron) ». Ils estiment qu’il est beaucoup plus aisé d’établir les raisons qui font qu’une chose est fausse, que celles prouvant qu’elle est vraie ; ce qui n’est pas, que ce qui est ; ce qu’ils ne croient pas, que ce qu’ils croient. Leurs tours de phrase habituels sont : « Je ne prétends pas avoir établi que » ; — « Il n’y a pas de raison pour qu’il en soit plutôt ainsi qu’autrement », ou « pour éliminer l’un plutôt que l’autre » ; — « Je ne saisis pas » ; — Les apparences sont égales de part et d’autre » ; — « Il n’y a pas lieu de parler plutôt pour que contre » ; — « Rien ne semble vrai, qui ne puisse paraitre faux ». Leur mot sacramentel est : « J’hésite », c’est-à-dire « J’argumente, mais m’en tiens là et ne me prononce pas » ; ces phrases de parti pris et autres analogues, sont leur continuel refrain. Cela a pour effet qu’éludant nettement et de la façon la plus absolue, obligation de se prononcer, de propos delibéré, ils ajournent tout jugement ; ils ne font usage de leur raison que pour rechercher des points de discussion et discuter, jamais pour opter et prendre une décision. Qu’on se figure un continuel aveu d’ignorance, un jugement toujours indécis et sans idées propres sur quelque sujet que ce soit, telle est l’école de Pyrrhon. Si je cherche à peindre de mon mieux cet état d’esprit, c’est que beaucoup ne s’en rendent que difficilement compte, et que ceux mêmes qui ont écrit sur ce sujet, l’ont exposé un peu obscurément et de façons diverses.

Dans la vie ordinaire ils agissent comme tout le monde, se soumettant aux lois et aux usages établis. — Dans le courant ordinaire de la vie, ces philosophes agissent comme tout