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que la neige est noire, ils s’attacheront à prouver que non, qu’elle est blanche ; dites qu’elle n’est ni l’une ni l’autre, ils se mettront à démontrer qu’elle est l’une et l’autre ; si vous arrivez à conclure que vous ne savez pas au juste ce qui en est, ils s’évertueront à établir que vous le savez fort bien ; et, lors même que, par le raisonnement, vous établiriez d’une manière évidente que vous doutez de ce qui peut en être, ils discuteront pour vous prouver que le doute n’existe pas en vous ou que vous ne sauriez prouver que ce doute est fondé et subsiste réellement.

Toutes les opinions, d’après eux, étant contestables, il n’y a pas de raison pour adopter plutôt l’une que l’autre. — En concluant ainsi au doute, qui lui-même est sans consistance, les Pyrrhoniens se donnent la possibilité d’être de plusieurs opinions et de se diviser sur les questions qu’ils traitent, sur celles en particulier où ils ont déjà établi de plusieurs façons qu’il y a doute et ignorance. Pourquoi ne leur serait-il pas permis de douter, disentils, alors qu’il est admis chez les philosophes dogmatistes que l’un peut dire vert et l’autre jaune ? Y a-t-il quelque chose qu’on puisse vous proposer de reconnaître ou de réprouver et qu’il ne soit pas loisible de considérer comme présentant de l’ambiguïté ? Et tandis que, soit par suite des coutumes de leur pays, soit par suite de leur éducation de famille, soit par hasard, les autres peuvent, comme emportés par la tempête, sans y avoir réfléchi et sans avoir eu à choisir, souvent même avant d’avoir l’âge de raison, se trouver portés vers telle ou telle opinion, vers la secte des Stoïciens ou celle des Épicuriens, et y sont dès lors inféodés, asservis pour ainsi dire, comme dans un étau d’où ils ne peuvent se dégager : « attachés à n’importe quelle doctrine, comme à un rocher sur lequel la tempête les aurait jetés (Ciceron) », pourquoi ne leur concéderait-on pas, à eux aussi, de conserver leur liberté d’appréciation et la possibilité de considérer toutes choses sans qu’il leur soit imposé d’obligation qui les entrave dans le jugement qu’ils en portent : « d’autant plus libres et indépendants qu’ils ont une pleine puissance de juger (Ciceron) » ? N’y a-t-il pas avantage à être dégagé des nécessités qui contiennent les autres ? Ne vaut-il pas mieux demeurer en suspens, que de s’embarrasser en tant d’erreurs, produit de l’imagination humaine ! N’est-il pas préférable de réserver sa conviction, que de se mêler à ces discussions séditieuses et querelleuses ! Qu’irai-je choisir ? « Ce qu’il vous plaira, pourvu que vous fassiez un choix. » C’est là une bien sotte réponse, c’est pourtant celle à laquelle aboutit le dogmatisme, qui ne nous permet pas d’ignorer ce que nous ignorons. — Adoptez le parti incontestablement le meilleur, il ne sera jamais si sûr, qu’il ne vous faille, pour le défendre, attaquer et combattre cent et cent partis contraires ; ne vaut-il pas mieux se tenir hors de la mêlée ? Il vous est permis d’épouser la croyance d’Aristote sur l’éternité de l’âme, de la faire vôtre au même degré que votre honneur et votre vie ; vous pouvez discuter Platon et le contredire sur ce point, et il leur serait interdit d’en douter ! Il est