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ver. Ils estiment que ceux qui croient la tenir sont dans la plus profonde erreur, et que ceux-là mêmes qui affirment que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre, sont, bien qu’à un degré moindre, encore trop hardis dans leur assertion, parce qu’établir dans quelle mesure nous pouvons connaître et juger de la difficulté des choses, est une science si élevée, dépassant tellement toute autre, qu’ils doutent que l’homme soit à même de la posséder : « Quiconque pense qu’on ne peut rien savoir, ne sait même pas si l’on sait quelque chose qui permette d’affirmer qu’on ne sait rien (Lucrèce). »

L’ignorance qui se connaît, se juge et se condamne, n’est pas l’ignorance absolue, il faudrait pour cela qu’elle s’ignorât ; ce n’est donc pas d’ignorance, mais d’hésitation que les Pyrrhoniens font profession ; ils doutent, s’enquièrent, n’assurent rien et ne répondent de rien. L’âme conçoit, désire et admet ; de ces trois impressions, ils éprouvent les deux premières et cherchent à échapper à la dernière, demeurant dans l’ambiguïté sans incliner ni approuver, si peu que ce soit, dans un sens ou dans un autre. Ces trois facultés de l’âme, Zénon les traduisait par gestes : la main étendue et ouverte figurait l’apparence sous laquelle les choses se présentent ; ouverte à moitié, les doigts un peu repliés, signifiait le consentement, le désir que nous avons de les approfondir ; le poing fermé, la compréhension que nous en acquérons ; la main gauche saisissant le poing ainsi fermé et l’étreignant, c’était la science qui les met en notre pouvoir.

État d’esprit et doctrine des Pyrrhoniens. — Avec une semblable disposition d’esprit, un jugement dont ils sont toujours maîtres, que rien ne fait fléchir, qui écarte tout ce qui lui est soumis comme inapplicable et inadmissible, les philosophes de cette école en arrivent à leur ataraxie : à cette impassibilité qui les caractérise et est la condition d’une vie paisible, calme, exempte des agitations que nous causent le sentiment et la connaissance que nous pouvons avoir des choses et donnent naissance à la crainte, à l’avarice, à l’envie, aux désirs immodérés, à l’ambition, à l’orgueil, à la superstition, à l’amour de la nouveauté, à la rébellion, à la désobéissance, à l’opiniâtreté et à la plupart des maux auxquels notre corps est exposé.

Ce procédé les dispense même d’être intransigeants sur ce qui est la base de leur doctrine, qu’ils ne défendent que mollement ; ils ne redoutent pas de revenir sur ce qui a déjà été discuté ; s’ils soutiennent que la pesanteur tend à attirer les corps en bas, ils seraient bien au regret qu’on les crut sur parole ; ils ne demandent qu’à être contredits pour faire naître le doute et surseoir au jugement qu’on peut porter, ce qui est le but qu’ils se proposent. Ils n’émettent de proposition que pour les opposer à celles qu’ils supposent être dans l’idée de leurs adversaires. Si vous adoptez leur manière de voir, ils soutiendront volontiers, eux aussi, la thèse contraire ; pour eux, c’est tout un, ils n’ont pas de préférence. Posez