Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/228

Cette page n’a pas encore été corrigée

presumant peu de soy.Les Chrestiens ont vne particuliere cognoissance, combien la curiosité est vn mal naturel et originel en l’homme. Le soing de s’augmenter en sagesse et en science, ce fut la premiere ruine du genre humain ; c’est la voye, par où il s’est précipité à la damnation eternelle. L’orgueil est sa perte et sa corruption : c’est l’orgueil qui iette l’homme à quartier des voyes communes, qui luy fait embrasser les nouuelletez, et aymer mieux estre chef d’vne trouppe errante, et desuoyée, au sentier de perdition, aymer mieux estre regent et precepteur d’erreur et de mensonge, que d’estre disciple en l’eschole de verité, se laissant mener et conduire par la main d’autruy, à la voye battue et droicturiere. C’est à l’aduanture ce que dit ce mot Grec ancien, que la superstition suit l’orgueil, et luy obeit comme à son pere : ἡ δεισιδαιμονια χαταπερ πατρι τω τυφω πειτεται. O cuider, combien tu nous empesches ! Apres que Socrates fut aduerty, que le Dieu de sagesse luy auoit attribué le nom de Sage, il en fut estonné : et se recherchant et secouant par tout, n’y trouuoit aucun fondement à celte diuine sentence. Il en sçauoit de iustes, temperants, vaillants, sçauants comme luy : et plus eloquents, et plus beaux, et plus vtiles au païs. En fin il se resolut, qu’il n’estoit distingué des autres, et n’estoit sage que par ce qu’il ne se tenoit pas tel : et que son Dieu estimoit bestise singuliere à l’homme, l’opinion de science et de sagesse et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l’ignorance, et la simplicité sa meilleure sagesse. La saincte Parole declare miserables ceux d’entre nous, qui s’estiment : Bourbe et cendre, leur dit-elle, qu’as-tu à te glorifier ? et ailleurs, Dieu a faict l’honime semblable à l’ombre, de laquelle qui iugera, quand par l’esloignement de la lumiere elle sera esuanouye ? Ce n’est rien que de nous.Il s’en faut tant que nos forces conçoiuent la haulteur diuine, que des ouurages de nostre createur, ceux-là portent mieux 3 sa marque, et sont mieux siens, que nous entendons le moins. C’est aux Chrestiens vne occasion de croire, que de rencontrer vne chose incroyable. Elle est d’autant plus selon raison, qu’elle est contre l’humaine raison. Si elle estoit selon raison, ce ne seroit plus miracle ; et si elle estoit selon quelque exemple, ce ne seroit plus chose singuliere. Melius scitur Deus nesciendo, dit S. Augustin. Et Tacitus, Sanctius est ac reuerentius de actis Deorum credere quàm scire. Et Platon estime qu’il y ayt quelque vice d’impieté à trop curieusement s’enquerir et de Dieu, et du monde, et des causes premieres des choses. Atque illum quidem parentem huius vniuersitatis inuenire difficile : et, quum iam inueneris, indicare in vulgus, nefas,