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moire du bonheur dont nous avons joui, et effacer le souvenir des chagrins dont nous avons souffert » ; comme s’il était en notre pouvoir d’oublier ! Un tel conseil, encore une fois, ne peut que diminuer en nous notre force de résistance : « Doux est le souvenir des maux passés (Euripide). » — Comment la philosophie, qui doit nous fournir des armes pour combattre la fortune, qui doit fortifier mon courage pour me mettre à même de fouler aux pieds toutes les adversités humaines, peut-elle en venir à ce degré d’impuissance qu’elle admette que nous ayons recours à des échappatoires telles que ces détours pusillanimes et ridicules ? Ce qui nous revient à la mémoire, ce n’est pas ce que nous voudrions, c’est ce qui lui plaît. Bien plus, il n’est rien qui imprime aussi profondément quelque chose dans notre souvenir, comme le désir que nous avons de l’oublier ; c’est un bon moyen de le conserver, de le graver dans notre âme, que de la convier à n’en pas garder trace. Il est faux de prétendre qu’« il dépend de nous d’ensevelir pour jamais dans l’oubli nos malheurs passés et de ne nous rappeler que ce qui nous est arrivé d’heureux (Euripide reproduit par Cicéron) » ; tandis qu’il est exact de dire « Je me souviens des choses que je voudrais oublier et oublie celles dont je ne voudrais pas perdre le souvenir (Euripide). » Et de qui est ce conseil d’ensevelir nos malheurs dans un éternel oubli ? de celui « qui seul entre tous a osé se dire sage (Cicéron) » ; « qui, supérieur au genre humain par son génie, a effacé tous les hommes, comme le soleil, en se levant, éteint les étoiles (Lucrèce) ». Vider et démunir sa mémoire, n’est-ce pas le véritable chemin qui mène le plus directement à l’ignorance ? — « L’ignorance qui admet tout sans discussion, est un remède à nos maux (Sénèque). » Plusieurs philosophes ont émis des aphorismes semblables, par lesquels ils nous permettent de nous contenter, comme le commun des mortels, d’apparences frivoles, dans le cas où, avec tous ses arguments plus ou moins probants, la raison ne peut plus rien, pourvu que nous y trouvions satisfaction et consolation ; ne pouvant guérir la plaie, ils se contentent de l’endormir et de la calmer momentanément. Je crois que personne ne peut nier qu’il accepterait, même au prix d’un jugement affaibli ou malade, de mener une existence agréable et tranquille dont l’ordre et la constance lui seraient garantis : « Je commencerais par boire et par répandre des fleurs, quitte à passer pour fou (Horace). » — Il se trouverait assurément bien des philosophes de l’avis de Lycas. Ce Lycas, au demeurant, de mœurs très régulières, vivait doucement et paisiblement dans sa famille, ne manquant en rien à ses devoirs à l’égard des siens et des étrangers, sachant très bien éviter ce qui pouvait lui être préjudiciable. Par quelque altération de son bon sens, il s’était mis dans la cervelle une idée fixe, s’imaginant être toujours dans les théâtres, assistant à des passetemps, à des spectacles, aux plus belles comédies qui fussent au monde. Les médecins l’ayant guéri de cette manie, peu s’en fallut qu’il ne leur fit un procès, pour qu’ils lui rendent les douceurs qu’il goûtait ainsi en imagination : « Ah ! mes amis, qu’avez-vous fait ! En