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recherchons dans nos accointances avec la femme, naît du besoin que nous éprouvons de nous soustraire au tourment que nous cause un désir ardent et excessif que nous cherchons à assouvir pour retrouver le calme et nous débarrasser de la fièvre qui nous agite ; et de même de tous les autres plaisirs. J’en conclus que si la simplicité d’esprit restreint les maux auxquels nous sommes exposés, elle nous ménage, dans l’état où nous sommes, une amélioration très appréciable de notre sort. — Il ne faudrait cependant pas la supposer accentuée au point qu’elle soit dépourvue de toute sensibilité, et Crantor avait raison de combattre cette indifférence préconisée par Epicure, quand on venait à l’exagérer au point de ne même pas convenir des maux qui nous frappent, quand déjà nous en sommes atteints « Je n’approuve pas une insensibilité portée à ce degré qui, de fait, n’existe pas et n’est pas à désirer. Je suis content de n’être pas malade, mais si je le suis, je veux le savoir ; et si on me cautérise ou me fait une incision, je veux le sentir. » Et, en effet, qui nous enlèverait la sensation du mal, nous priverait du même coup du sentiment de la volupté ; ce serait en somme l’anéantissement de l’homme : « Cette indifférence ne s’acquiert pas sans une grande fermeté de l’esprit et un anéantissement du corps (Cicéron). » Le mal et le bien nous viennent tour à tour ; la douleur ne nous poursuit pas sans cesse, et nous ne courons pas sans cesse après la volupté.

La science nous renvoie souvent à l’ignorance pour nous adoucir les maux présents. — C’est un très grand avantage à l’honneur de l’ignorance, que la science elle-même nous rejette dans ses bras, quand elle devient impuissante à nous endurcir contre nos maux devenus plus intenses ; que celle-ci soit contrainte d’entrer en composition, de nous lâcher la bride, de nous laisser la latitude de nous réfugier au sein de sa rivale pour y chercher un abri contre les coups et les injures de la fortune. Ce n’est pas autre chose en effet que nous dit la science, quand elle nous prêche de dégager notre pensée des maux que nous endurons et de la reporter vers les voluptés qui ne sont plus ; de nous consoler des maux présents par le souvenir des biens passés ; d’appeler à notre secours les satisfactions que nous avons éprouvées jadis, pour les opposer à ce qui nous oppresse aujourd’hui : « Épicure dit qu’il faut faire diversion aux pensées tristes, en se reportant aux pensées riantes (Cicéron). » Manquant de force, la science a recours à la ruse ; elle cherche par la souplesse et en usant des jambes, à remédier à la vigueur et à l’action des bras qui lui font défaut. Mais rappeler les douceurs des vins de la Grèce, non pas seulement à un philosophe, mais simplement à un homme de sens rassis aux prises avec un accès de fièvre chaude qui altère son entendement, c’est là vraiment un singulier remède, plutôt capable d’empirer son état : « Le souvenir du bien passé double le mal présent (Le Tasse). »

La philosophie agit de même, lorsqu’elle nous incite à l’oubli des maux passés. — Cet autre conseil que donne la philosophie est de même nature : « Il ne faut conserver que la mé-