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gens mélancoliques sont les plus capables de se soumettre à la discipline et les meilleurs, aussi n’y en a-t-il pas qui aient plus de propension à la folie ; ce sont des esprits infinis que consument leur propre force et leur propre souplesse. — Quelle chute, par exemple, que celle dont nous venons d’être témoin, causée par la brillante surexcitation de ce poète si judicieux, si ingénieux, imprégné autant que, depuis longtemps, pas un autre d’entre les poètes italiens, des saines traditions de l’antique et pure poésie ! Combien vraiment il a eu lieu d’être satisfait de cette vivacité d’esprit sous laquelle il a succombé ! de cette clarté qui l’illuminait et qui l’a aveuglé ! de cette exacte et si fine compréhension qu’il possédait et qui lui a fait perdre la raison ! de ses recherches si curieuses et si ardues ayant la science pour objet, qui l’ont conduit à la bêtise ! de cette aptitude si exceptionnelle aux travaux de l’esprit, à laquelle il doit de l’avoir perdu et de ne plus pouvoir travailler ! En le voyant à Ferrare en si piteux état, se survivant à lui-même, ne reconnaissant ni lui, ni ses œuvres qu’on a publiées sans qu’il ait pu les revoir et y mettre la dernière main, bien que cette publication ait été faite de son vivant, j’éprouvais encore plus de dépit pour la fragilité de la nature humaine, que de compassion pour le malheur dont il était frappé.

L’indolence de l’esprit produit la vigueur corporelle et la santé. — Voulez-vous un homme qui soit sain, pondéré dans ses actes, dont vous puissiez être certain et qui offre toute garantie ? faites-le vivre dans un milieu où règnent les ténèbres, qu’il demeure dans l’oisiveté et ne fasse pas travailler son intelligence. Pour nous rendre sages, il faut nous abêtir ; pour nous mener, il faut nous aveugler. On me dira que cet avantage d’avoir l’appétit froid et d’offrir peu de prise à la douleur et au mal, a pour conséquence l’inconvénient de nous rendre moins friands de la jouissance des biens et des plaisirs et fait que nous les ressentons moins vivement ; j’en conviens, mais la misère de notre condition fait que nous avons moins à jouir qu’à fuir, et que l’extrême volupté nous touche moins que la plus légère douleur : « Les hommes sont moins sensibles au plaisir qu’à la douleur (Tite Live) » ; nous prêtons moins attention à la santé la plus parfaite qu’à la moindre des maladies : « Nous sommes sensibles à la moindre égratignure, et néanmoins la plénitude de la santé nous laisse indifférents. Nous nous réjouissons de n’être ni pleurétiques ni podagres, et à peine mettons-nous en compte d’être sains et vigoureux (La Boétie). » Notre bien-être consiste à ne pas avoir mal, et c’est pourquoi les philosophes qui se sont le plus attachés à exalter la volupté, l’ont fait uniquement résider dans l’insensibilité. Ne pas avoir de mal, c’est en fait de bien ce que l’homme peut espérer de mieux, comme dit Ennius.

Ce chatouillement, cette excitation que nous causent certains plaisirs, semblent tout à la fois excès de santé et malaise ; cette volupté qui nous attire, à laquelle il nous faut céder malgré ce je ne sais quoi qu’elle a de cuisant, de mordant, n’a-t-elle pas finalement pour objet d’éteindre en nous la sensation ? Le ravissement que nous