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Ce que je dis des effets néfastes de la médecine, les faits montrent qu’on peut le dire également de toute autre science ; de là est venue cette opinion de certains philosophes du temps jadis, qui faisaient consister la félicité suprême à avoir conscience de la faiblesse de notre jugement. Quant à moi, mon ignorance me porte autant à espérer qu’à craindre ; pour gouverner ma santé, je me règle sur les exemples qui me viennent d’autrui et sur ce que je vois se produire ailleurs dans les conditions ou je me trouve moi-même ; ces constatations sont de toutes sortes, je me détermine d’après la comparaison que j’établis entre elles, choisissant ce qui me paraît le mieux convenir. Je fais à la santé l’accueil le plus cordial, la tenant comme chose essentielle qui nous fait libre ; je lui subordonne tout le reste et m’applique à en jouir d’autant, qu’à présent elle m’est moins ordinaire et se fait plus rare ; aussi je me garde de troubler son repos et sa douceur par les ennuis d’un nouveau genre de vie, où je me verrai obligé de me contraindre.

Les maladies du corps et de l’esprit sont souvent causées par l’agitation de l’âme. — Les bêtes qui doivent à leur quiétude une santé bien plus robuste que la nôtre, nous donnent assez la preuve combien l’agitation de notre esprit est une cause de maladie. On dit qu’au Brésil, les gens ne meurent que de vieillesse, ce qu’on attribue à la pureté et au calme de l’air qu’on y respire et qui, selon moi, est plutôt un effet de la sérénité et de la tranquillité de leur âme exempte des passions, des peines, des occupations qui surexcitent et sont une source de contrariétés ; ignorants, ne connaissant rien des lettres, sans lois, sans roi, sans religion aucune, leur vie s’écoule dans une simplicité qui fait mon admiration.

D’où vient ce fait d’expérience que les gens les plus grossiers, d’esprit peu ouvert, sont les plus fermes, les plus désirables dans les exécutions amoureuses, et que l’amour d’un muletier se rende souvent plus acceptable que celui d’un galant homme ? sinon que chez ce dernier, l’agitation de l’âme influe sur ses moyens physiques, les rompt, les lasse, comme elle lasse et trouble ordinairement l’âme elle-même. Qu’est-ce qui la rend déraisonnable, l’amène le plus communément à la manie, si ce n’est sa promptitude, ses saillies, son agilité, ce qui enfin constitue sa puissance d’action ? Qu’est-ce qui différencie la plus subtile folie de la plus subtile sagesse ? Des grandes amitiés naissent les grandes inimitiés, les santés vigoureuses sont le point de départ de maladies mortelles ; de même les plus remarquables et les plus belles intelligences peuvent conduire aux plus sublimes folies, comme aux plus extravagantes : des unes aux autres il n’y a qu’un pas. Par ce dont sont capables les fous, nous pouvons juger combien en réalité la folie tient de près aux élans les plus généreux de notre âme. Qui ne sait combien est imperceptible la ligne de démarcation entre la folie et les inspirations les plus hardies d’un esprit complètement libre de lui-même, ou les résolutions que peut prendre, dans des circonstances extraordinaires, une vertu qui est au-dessus de tout ! Platon dit que les