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« Ce fut un dieu, illustre Memmius, oui, ce fut un dieu qui, le premier, trouva cette manière de vivre à laquelle on donne aujourd’hui le nom de « Sagesse », grâce à laquelle l’agitation et les ténèbres ont fait place, dans la vie, au calme et à la lumière (Lucrèce). » Voilà, n’est-ce pas, de belles et magnifiques paroles ; et cependant, malgré ce dieu qui l’a instruit, malgré cette sagesse divine, un bien léger accident a suffi pour que l’entendement de celui qui les a dites en vienne à un état pire que celui du moindre berger. Tout aussi impudents que ces propos, sont l’engagement inscrit par Démocrite en tête de son livre : « J’entreprends de parler sur toutes choses » ; cette sotte qualification de « dieux mortels », que nous donne Aristote ; cette appréciation émise par Chrysippe que « Dion était aussi vertueux que Dieu ; cette assertion de Sénèque, « que c’est à Dieu qu’il doit la vie, mais que c’est à lui-même qu’il doit de bien vivre » > ; et cette autre qui se rapproche de la précédente : « C’est avec raison que nous nous glorifions de notre vertu ; ce qui ne pourrait être, si elle nous venait d’un dieu, au lieu que nous la tenions de nous-mêmes (Cicéron) » ; celle-ci enfin, également de Sénèque : « Le sage allie à la faiblesse humaine une force d’âme semblable à celle de Dieu, ce en quoi il lui est supérieur. » Il n’est rien de si ordinaire que de rencontrer des faits témoignant une pareille outrecuidance ; il n’y a personne de nous qui ne s’offense autant de se voir élevé à la hauteur de Dieu, qu’il est blessé d’être rabaissé au rang des autres animaux, tant nous sommes plus jaloux de ce qui nous touche, que de la gloire de notre Créateur.

Et pourtant la force d’âme de nos philosophes est impuissante contre la douleur physique devant laquelle souvent l’ignorant demeure impassible. — Il faut triompher de cette sotte vanité et saper hardiment et énergiquement les fondements ridicules sur lesquels s’élèvent ces opinions erronées. Tant que l’homme s’imaginera avoir quelque moyen d’action et quelque force par lui-même, jamais il ne reconnaîtra ce qu’il doit à son maître ; il fera toujours ses œufs poules, comme dit le proverbe, prenant le germe pour la réalité ; aussi faut-il le réduire à l’indigence absolue, ne lui laissant que sa chemise. — Voyons quelques exemples particulièrement instructifs de ce qu’a produit sa philosophie. Posidonius, torturé par une si cruelle maladie que ses bras se tordaient et ses mâchoires se contractaient, pensait témoigner bien du mépris pour la douleur, en l’invectivant ainsi : « Tu as beau faire, je ne conviendrai pas quand même que tu es un mal. » Il éprouvait les mêmes souffrances que mon laquais et se croyait brave parce qu’il en arrivait à tenir un langage conforme aux préceptes de la secte à laquelle il appartenait : « Il n’eût pas dû faire le brave en paroles, alors que, de fait, il succombait (Cicéron). » — Carnéades étant venu rendre visite à Arcésilas qui était malade de la goutte, se retirait très affecté de le voir en cet état ; celui-ci le rappela et, lui montrant ses pieds et sa poitrine, lui dit : « Rien ne se sent ici de ce que j’éprouve là. » C’était avoir meilleure grâce