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celle d’Aristote, en particulier, présente quelques taches d’une certaine importance dont il ne saurait aisément se laver. — A-t-on jamais constaté que le plaisir et la santé aient plus de saveur pour celui qui sait l’astrologie et la grammaire : « Est-ce que pour être illettré, on est moins vigoureux aux combats de l’amour (Horace) ? » ou que la honte et la pauvreté lui soient moins importunes : « C’est par là, sans doute, que vous échapperez à la maladie et à la décrépitude ; vous ne connaitrez ni le chagrin, ni les soucis, vous aurez une vie plus longue et un sort meilleur (Juvénal). »

Les ignorants sont plus sages et savent plus que bien des savants. — J’ai vu en mon temps cent artisans, cent laboureurs plus sages et plus heureux que des rhéteurs de l’université, et j’aimerais mieux leur ressembler qu’à ces derniers. — Je suis d’avis que l’érudition doit prendre place parmi les choses nécessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, les grandeurs, tout au plus comme * la beauté, la richesse et telles autres qualités qui nous sont d’utilité réelle, mais à un rang éloigné et plus encore pour satisfaire à des besoins factices qu’à ceux de la nature. Les principes de morale, les règles, même les lois ne nous sont guère plus indispensables pour la vie en commun qu’elles ne le sont aux communautés en lesquelles vivent les grues et les fourmis, qui sont cependant des mieux ordonnées, bien que l’érudition leur fasse défaut. — Si l’homme était sage, il attribuerait à chaque chose un prix, selon qu’elle serait plus ou moins utile et d’un usage plus ou moins approprié à sa vie. Qui nous estimerait selon nos actes et notre conduite, relèverait un plus grand nombre de gens parfaits chez les ignorants que parmi les savants et cela dans tous les genres de vertu. L’ancienne Rome me semble avoir été bien supérieure pendant la paix comme pendant la guerre, à la Rome savante qui s’est ruinée de ses propres mains ; même en admettant qu’elles aient été de valeur égale, la probité et l’innocence prédomineraient dans la première en raison de la simplicité qui y régnait, simplicité dont ces deux qualités s’accommodent particulièrement bien. — Pour clore cette dissertation qui me mènerait plus loin que je ne veux aller, bornons-nous à constater que l’humilité et la soumission peuvent seules nous conduire à être hommes de bien, et qu’il ne faut pas abandonner à chacun la connaissance de ses devoirs ; il faut les lui prescrire et ne pas s’en rapporter au choix de son jugement, sinon la faiblesse et la variété infinie de nos raisonnements et de nos idées conduiraient à nous en créer qui, finalement, feraient que nous nous dévorerions les uns les autres, comme dit Épicure.

Dès le principe, Dieu nous a interdit la science. — La première loi que Dieu ait jamais donnée à l’homme, a été purement d’obéir ; un commandement net et simple lui épargnait d’avoir à connaitre quoi que ce soit et d’en raisonner ; l’obéissance est, du reste, le propre d’une âme raisonnable qui reconnait en Dieu son supérieur et son bienfaiteur. Obéir et se soumettre sont le principe