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et qui ne plaise à nos sens de façon que de leurs excremens mesmes et de leur descharge, nous tirons non seulement de la friandise au manger, mais nos plus riches ornemens et parfums. Ce discours ne touche que nostre commun ordre, et n’est pas si sacrilege d’y vouloir comprendre ces diuines, supernaturelles et extraordinaires beautez, qu’on voit par fois reluire entre nous, comme des astres soubs vn voile corporel et terrestre.Au demeurant la part mesme que nous faisons aux animaux, des faueurs de Nature, par nostre confession, elle leur est bien auantageuse. Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absens, desquels l’humaine capacité ne se peut d’elle mesme respondre ou des biens que nous nous attribuons faucement, par la licence de nostre opinion, comme la raison, la science et l’honneur : et à eux, nous laissons en partage des biens essentiels, maniables et palpables, la paix, le repos, la securité, l’innocence et la santé : la santé, dis-ie, le plus beau et le plus riche present, que Nature nous sçache faire. De façon que la Philosophie, voire la Stoïque, ose bien dire qu’Heraclitus et Pherecydes, s’ils eussent peu eschanger leur sagesse auecques la santé, et se deliurer par ce marché, I’vn de l’hydropisie, l’autre de la maladie pediculaire qui le pressoit, ils cussent bien faict. Par où ils donnent encore plus grand prix à la sagesse, la comparant et contrepoisant à la santé, qu’ils ne font en cette autre proposition, qui est aussi dės leurs. Ils disent que si Circé eust presenté à Vlysses deux breuuages, I’vn pour faire deuenir vn homme de fol sage, l’autre de sage fol, qu’Vlysses eust deu plustost accepter celuy de la folie, que de consentir que Circé eust changé sa figure humaine en celle d’vne beste. Et disent que la sagesse mesme eust parlé à luy en cette maniere : Quilte moy, laisse moy là, plustost que de me loger sous la figure et corps d’un asne. Comment ? cette grande et diuine sapience, les philosophes la quittent donc, pour ce voile corporel et terrestre ? Ce n’est donc plus par la raison, par le discours, et par l’ame, que nous excellons sur les bestes : c’est par nostre beauté, nostre beau teint, et nostre belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre nostre intelligence, nostre prudence, et tout le reste à l’abandon. Or i’accepte cette naïfue et franche confession. Certes ils ont cogneu que ces parties là, dequoy nous faisons tant de feste, que ce n’est vaine fantasie. Quand les bestes auroient donc toute la vertu, la science, la sagesse et suffisance Stoique, ce seroyent tousiours des bestes : ny ne seroyent comparables à vn homme miserable, meschant et insensé. Car en fin tout ce qui n’est comme