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et périssable, pour s’accommoder à sa propre condition, qui est d’être immortelle et tout esprit ; de telle sorte que si Rome et Paris viennent à occuper ma pensée, Paris, par exemple, je me l’imagine et me le représente, abstraction faite de ses dimensions, de son site, de la pierre, du plâtre, du bois qui s’y rencontrent, autrement dit de ses constructions. — Il ne semble pas que ce soit là une propriété dont notre âme ait le privilège exclusif ; il est évident que les bêtes la possèdent aussi : Un cheval accoutumé aux trompettes, aux coups de fusil, aux combats, que l’on voit agité, émotionné pendant qu’il dort, comme s’il était au fort de la mêlée, alors qu’il est étendu sur sa litière, a en son âme, cela ne saurait faire doute, la conception d’un son de tambourin sans voix, d’une armée sans armes comme sans soldats : « Vous verrez de généreux coursiers, tout endormis qu’ils sont, suer, souffler bruyamment et se raidir, comme s’ils disputaient le prix d’une course (Lucrèce). » — Le lièvre que, dans un songe, ce lévrier s’imagine poursuivre, après lequel nous le voyons haleter tout en dormant, allongeant la queue, secouant les jarrets, reproduisant complètement les mouvements qu’il fait lorsqu’il court, est un lièvre qui n’a ni poils, ni os : « Souvent au milieu d’un profond sommeil, les chiens de chasse viennent à s’agiter tout à coup, à aboyer, à aspirer l’air fréquemment, comme s’ils étaient sur la piste de quelque bête ; souvent même, en se réveillant, ils continuent à poursuivre le vain simulacre d’un cerf qu’ils s’imaginent voir fuir, jusqu’à ce que, revenus à eux, ils reconnaissent leur erreur (Lucrèce). » — Nous voyons parfois les chiens de garde, pendant leur sommeil, gronder, puis se mettre tout à fait à japper et finalement s’éveiller en sursaut, comme s’ils apercevaient quel- que étranger approchant ; cet étranger qu’ils voient en esprit, est un homme qui n’a pas de corps, qui échappe à nos sens, n’occupe aucune portion de l’espace, est sans couleur ; il n’existe pas : « Souvent l’hôte fidèle et caressant de nos maisons, le chien, se dresse brusquement au milieu du léger sommeil qui alourdissait ses paupières, parce qu’il a cru voir une forme étrangère et de traits inconnus (Lucrèce). »

Quant à la beauté, il faut d’abord déterminer en quoi elle consiste, car on trouve sur ce point les opinions les plus diverses. — Pour ce qui est de la beauté du corps, il faudrait, avant d’en parler, savoir si nous sommes d’accord sur ce en quoi elle consiste. Il semble que nous ne sommes guère fixés sur ce qui, d’une façon générale, dans la nature, la constitue, puisque à ce que nous estimons l’être chez l’homme nous donnons tant de formes diverses. Si quelque règle naturelle existait à cet égard, nous nous y rangerions tous, comme nous nous entendons quand il est question de la chaleur produite par le feu ; tandis que pour la beauté, suivant ce qu’il nous plaît, les formes les plus fantaisistes sont admises comme la constituant : « Le teint des Belges déparerait un visage romain (Properce). » — Les Indiens se la représentent la peau noire et basanée, les lèvres charnues et épaisses, le nez plat