Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/197

Cette page n’a pas encore été corrigée

Délos, autrefois flottante, a été rendue immobile pour permettre les couches de Latone ; mais ici, c’est Dieu qui a voulu que la mer s’arrête dans son mouvement, devienne stable et calme, sans vagues, sans vent, sans pluie, pendant que l’alcyon fait ses petits, précisément vers l’époque du solstice, au jour le plus court de l’année ; grâce à ce privilège dont jouit cet oiseau, la navigation, à ce moment, en plein cœur de l’hiver, est sans dangers. — Chez l’alcyon, les femelles ne connaissent d’autre mâle que le leur ; elles l’assistent sa vie durant, sans jamais l’abandonner ; s’il vient à être débile ou infirme, elles le chargent sur leurs épaules, le portent partout et le servent jusqu’à la mort. — Personne n’est encore arrivé à pénétrer la façon merveilleuse avec laquelle l’alcyon construit son nid, non plus qu’à savoir quelle matière il emploie à sa construction. Plutarque, qui en a vu et en a tenu plusieurs dans les mains, pense que ce sont des arêtes de certain poisson que l’oiseau réunit et soude ensemble, les entrelaçant les unes en long, les autres obliquement, les infléchissant, arrondissant les angles, de manière à en former un vase sphérique à même de flotter. Quand il l’a achevé, il l’expose aux flots qui, en le battant tout doucement, lui montrent ce qui, n’étant pas suffisamment agglutiné, est à radouber ; ces points, cédant sous les coups de la mer, se disjoignent, et il voit qu’ils sont à consolider davantage ; ceux au contraire dont la soudure ne laisse rien à désirer, se resserrent sous cette action par suite de la pression qu’elle exerce et cela à un degré tel qu’on ne peut ni le rompre, ni le dissoudre, pas plus que l’endommager en le frappant avec une pierre ni même avec un instrument en fer, si ce n’est à grand’peine. Les proportions et les dispositions intérieures de ce nid sont surtout à admirer : il est construit et de dimensions telles qu’il ne peut recevoir que l’oiseau qui l’a édifié et qui seul peut y entrer ; pour tout ce qui n’est pas lui, il est impénétrable, clos, fermé au point que rien, pas même l’eau de la mer, ne peut y pénétrer. Si claire que soit cette description qui émane de bonne source, il me semble cependant qu’elle ne nous éclaire pas suffisamment sur les difficultés de la construction ; aussi quelle vanité de notre part il y aurait à ranger au-dessous de nous et traiter avec dédain des œuvres que nous ne sommes capables ni d’imiter, ni de comprendre !

Les animaux nous ressemblent par l’imagination, ayant comme nous des songes et des souvenirs. — Poussons encore un peu plus loin cette étude comparative sur les points communs ou analogues entre nous et les bêtes. — Notre âme se glorifie d’élever à son niveau tout ce qu’elle conçoit ; de dégager tout être qui se présente à elle de ce qui, en lui, n’est ni immatériel, ni immortel ; de considérer les choses, qu’elle estime dignes d’occuper son attention, indépendamment de ce qu’elles ont qui est susceptible d’altération et dont il faut qu’elles se dépouillent, laissant de côté comme des accessoires superflus et de nulle valeur, l’épaisseur, la largeur, la profondeur, le poids, la couleur, l’odeur, la rugosité, le poli, la dureté, la tendreté, en un mot tout ce qui, en elles, est tangible