Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/186

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vous m’en auez donné. Or ce grand corps à tant de visages et de mouvemens, qui semblent menasser le ciel et la terre :

Quàm multi Lybico voluuntur marmore fluctus,
Sæuus vbi Orion hybernis conditur vndis,
Vel cùm sole nouo densæ torrentur aristæ,
Aut Hermi campo, aut Lyciæ flauentibus aruis,
Scuta sonant, pulsúque pedum tremit excita tellus :

ce furieux monstre, à tant de bras et à tant de testes, c’est tousiours l’homme foyble, calamiteux, et miserable. Ce n’est qu’vne formilliere esmeuë et eschaufée,

It nigrum campis agmen :

vn souffle de vent contraire, le croassement d’vn vol de corbeaux, le faux pas d’vn cheual, le passage fortuite d’vn aigle, vn songe, vne voix, vn signe, vne brouée matiniere, suffisent à le renuerser et porter par terre. Donnez luy seulement d’vn rayon de soleil par le visage, le voyla fondu et esuanouy qu’on luy esuente seulement vn peu de poussiere aux yeux, comme aux mouches à miel de nostre Poëte, voyla toutes nos enseignes, nos legions, et le grand Pompeius mesmes à leur teste, rompu et fracassé : car ce fut luy, ce me semble, que Sertorius battit en Espaigne à tout ces belles armes, qui ont aussi seruy à Eumenes contre Antigonus, à Surena contre Crassus :

Hi motus animorum, atque hæc certamina tanta
Pulueris exigui iactu compressa quiescent.

Qu’on descouple mesmes de noz mouches apres, elles auront et la force et le courage de le dissiper. De fresche memoire, les Portugais assiegeans la ville de Tamly, au territoire de Xiatine, les habitans d’icelle porterent sur la muraille quantité de ruches, dequoy ils sont riches. Et auec du feu chasserent les abeilles si viuement sur leurs ennemis, qu’ils abandonnerent leur entreprinse, ne pouuans soustenir leurs assauts et piqueures. Ainsi demeura la victoire et liberté de leur ville, à ce nouueau secours : auec telle fortune, qu’au retour du combat, il ne n’en trouua vne seule à dire. Les ames des Empereurs et des sauatiers sont iettees à mesme moule. Considerant l’importance des actions des Princes et leur poix, nous nous persuadons qu’elles soyent produictes par quelques causes aussi poisantes et importantes. Nous nous trompons : ils sont menez et ramenez en leurs mouuemens, par les mesmes ressors, que nous sommes aux nostres. La mesme raison qui nous fait tanser auce vn voisin, dresse entre les Princes vne guerre : la mesme raison qui nous fait fouetter vn laquais, tombant en vn Roy, luy fait ruiner vne prouince. Ils veulent aussi legerement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appetits agitent vn ciron et vn elephant.

Quant à la fidelité, il n’est animal au monde traistre au prix de l’homme. Nos histoires racontent la vifue poursuitte que certains chiens ont faict de la mort de leurs maistres. Le Roy