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des leurs de telle ou telle couleur, comme nous pouvons faire pour certains genres de physionomie ; quand ils en rencontrent de leur nuance favorite, aussitôt ils les approchent, leur font fête et leur manifestent la satisfaction qu’ils éprouvent ; tandis qu’ils prennent en aversion ceux d’autre nuance et ne les acceptent qu’à contre-cœur. — Les animaux ont, comme nous, des préférences en amour et savent faire un choix parmi les femelles qui s’offrent à eux ; ils ne sont pas exempts de jalousie, elle les rend irréconciliables et peut les porter à des actes extrêmes.

Les désirs des êtres animés ou sont dans la nature et répondent à des besoins réels, comme boire et manger, ou, tout en étant naturels, ne répondent pas à des nécessités absolues, tels ceux ayant trait aux rapports entre mâles et femelles ; enfin il en est qui ne sont pas dans la nature et ne répondent pas davantage à des besoins. Cette dernière catégorie comprend la plupart des désirs de l’homme qui portent presque exclusivement sur des choses superflues et des besoins factices. Il est, en effet, merveilleux de voir combien la nature se contente de peu, combien elle nous laisse peu de choses à désirer ; l’art de nos cuisiniers ne rentre pas dans ses prévisions : une olive par jour, au dire des stoïciens, suffit pour sustenter l’homme ; ce n’est pas elle qui nous incite à avoir des vins plus ou moins délicats, non plus qu’à ce que nous ajoutions à la satisfaction pure et simple de nos besoins amoureux : « La volupté ne lui semble pas plus vive dans les bras de la fille d’un consul (Horace). »

Ces désirs superflus, introduits en nous par l’ignorance de ce qui est bien et la prédominance d’idées fausses, sont en si grand nombre, que presque tous ceux que nous tenons de la nature ont dû leur céder la place ; il s’est produit à cet égard ni plus ni moins que ce qui surviendrait dans une cité où les étrangers seraient en si grand nombre, qu’ils en arriveraient à mettre dehors les habitants qui en sont originaires, absorbant l’autorité et le pouvoir que ceux-ci détenaient primitivement et finissant par l’usurper complètement et être seuls à l’exercer.

Les animaux sont, beaucoup plus que nous, soumis aux règles qui les régissent, et se maintiennent avec beaucoup plus de modération dans les limites que la nature leur a posées. Leur exactitude à les observer n’est cependant pas telle qu’ils ne puissent aussi parfois être portés à se livrer aux mêmes débauches que nous. C’est ainsi que, de même qu’il y a des hommes qui, sous l’empire de désirs violents à l’excès, sont portés à l’amour des bêtes, l’on voit des bêtes rechercher celui de l’homme, et des actes monstrueux de folie amoureuse se perpétrer entre animaux d’espèces différentes. — De ce nombre est l’éléphant qui, à Alexandrie, était auprès d’une jeune bouquetière le rival d’Aristophane le grammairien, auquel il ne le cédait en rien, dans les galanteries de poursuivant des plus passionnés qu’il prodiguait à cette jeune personne. Se promenant sur le marché où se vendaient les fruits, il en prenait avec sa trompe et les lui portait ; il ne la perdait de vue que le moins qu’il pouvait,