Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/179

Cette page n’a pas encore été corrigée

et que nous admettons pour nous-mêmes, parce que nous nous disons d’ordre supérieur, ne peut provenir de notre raison. — Pour nous conserver en bonne santé, les médecins nous conseillent de prendre exemple sur elles et de vivre à leur façon, et ce dicton populaire est de tous les temps : « Tenez-vous chaudement les pieds et la tête ; pour le reste, vivez comme font les bêtes. » — La génération est le principal des actes auxquels nous incite la nature ; pour son accomplissement, certaines positions de notre corps valent mieux que d’autres ; ici encore, les médecins admettent que celle que prennent les animaux est celle qui convient le mieux et qu’il n’y a qu’à faire comme eux : « On estime communément que, pour être féconde, l’union des époux doit se faire dans l’attitude des quadrupèdes, parce qu’alors la situation horizontale de la poitrine et l’élévation des reins favorisent la direction du fluide générateur (Lucrèce). » Les mouvements indiscrets et provocateurs que d’elle-même la femme a imaginé d’y ajouter, passent pour nuisibles, ils sont à interdire ; qu’elle prenne pour exemple ce que font les bêtes, chez lesquelles l’individu de leur sexe se comporte avec plus de modestie et de calme : « Les mouvements lascifs par lesquels la femme excite l’ardeur de son époux, sont un obstacle à la fécondation ; ils déplacent le soc du sillon et détournent les germes du but (Lucrèce). »

Ils ont le sentiment de la justice ; leur amitié est plus constante que celle de l’homme. — Si c’est faire acte de justice que de rendre à chacun ce qui lui est dû, les bêtes qui servent, aiment et défendent ceux qui les traitent bien, qui pour- suivent les étrangers, ceux qui maltraitent leurs amis et se montrent agressifs envers eux, font en cela quelque chose qui se rapproche de nos idées de justice ; ce même sentiment se retrouve encore dans la parfaite égalité qu’elles apportent dans les soins qu’elles donnent à leurs petits. — Pour ce qui est de leur attachement, il est chez elles incomparablement plus vif et plus constant que chez l’homme : À la mort du roi Lysimaque, son chien Hyrcan demeura obstinément sur le lit de son maitre, sans vouloir ni boire ni manger ; et le jour où le corps fut brûlé, il prit sa course et alla se jeter dans le feu et y périt. — Le chien d’un nommé Pyrrhus en agit de même il ne voulut pas bouger de son lit quand celui-ci mourut ; lorsqu’on enleva le corps, il se laissa emporter en même temps et, finalement, se lança dans le bucher sur lequel se consumaient les restes de son maître.

Dans leurs goûts, leurs affections, en amour, ils sont délicats, extravagants, bizarres comme nous-mêmes. — Il y a certains courants d’affection, que l’on désigne du nom de sympathie, qui naissent quelquefois en nous sans que la raison y ait part, et qui sont l’effet d’un sentiment tout fortuit ; tout comme nous, les bêtes en sont capables. C’est ainsi qu’on voit des chevaux s’éprendre les uns des autres, au point qu’on a bien de la peine à les faire vivre ou voyager séparément. On en voit qui se passionnent pour ceux