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nisse, notre teint jaunit, mais, alors, c’est indépendant de notre volonté. — Ces choses, que les animaux peuvent et que nous ne parvenons pas à égaler, sont une preuve que, sur certains points, ils ont des moyens plus développés que les nôtres et qui nous sont cachés ; comme il se peut, et cela est vraisemblable, qu’il s’en trouve qui soient dans des conditions et aient des facultés autres que rien ne nous révèle.

Les prédictions fondées jadis sur le vol des oiseaux, avaient peut-être leur raison d’être. — De tous les moyens de prédiction dans les temps passés, les plus anciens et aussi ceux présentant le plus de certitude, étaient tirés du vol des oiseaux ; nous n’avons rien de pareil, ni de si admirable. Il faut bien admettre que la manière dont battaient leurs ailes, d’où se déduisait la connaissance de l’avenir, devait provenir de quelque cause intimement liée à cette science de caractère si noble ; car s’en tenir à la lettre, attribuer de tels effets simplement à une cause naturelle, dont l’oiseau est inconscient, sans que son intelligence y soit pour quelque chose, sans qu’il s’y prête, sans qu’il y ait raisonnement de sa part, est une supposition évidemment fausse. — Cela admis, que dire de la torpille qui a la propriété d’engourdir les membres qui la touchent et qui, au travers même de la seine et autres filets, transmet cet engourdissement aux mains de ceux qui la touchent et la manient ? On dit même que si on fait couler sur elle un jet d’eau, l’engourdissement remontant le fil de l’eau, gagne la main qui la déverse et lui enlève la sensation du toucher. Cette propriété merveilleuse n’est pas inutile à la torpille, elle en a conscience et en use ; on la voit, en effet, quand elle est en quête d’une proie, se tapir dans la vase de telle sorte que les autres poissons glissant dessus, saisis et paralysés à son contact glacial, tombent en son pouvoir. — Les grues, les hirondelles et autres oiseaux de passage qui émigrent selon les saisons, témoignent assez qu’ils ont conscience d’être à même de deviner le temps, faculté qu’ils mettent à profit.

N’attribue-t-on pas aux chiennes de savoir discerner, dans une portée, le meilleur de leurs petits ? — Les chasseurs affirment que pour choisir, en vue de le conserver, le meilleur d’une portée de petits chiens, il n’y a qu’à mettre la mère à même d’effectuer elle-même ce choix : si on les emporte hors de leur gite, le premier qu’elle y rapportera sera toujours le meilleur ; si encore on fait semblant d’entourer ce gite de feu, ce sera à son secours qu’elle courra tout d’abord, ce qui montre bien qu’elle a une faculté de pronostiquer que nous n’avons pas, un moyen de juger ce que peuvent être ses petits, autre et plus perspicace que ce qui est en nous.

Sous bien des rapports, nous devrions prendre modèle sur les animaux. — Les bêtes naissent, engendrent, se nourrissent, agissent, se meuvent, vivent et meurent d’une façon tellement analogue à nous, que tout ce qu’à cet égard nous refusons d’admettre à leur compte dans les causes qui déterminent ces effets