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jours une même nature dont le cours va se déroulant, et celui qui connaîtrait suffisamment l’état présent, pourrait en conclure à coup sur l’avenir et le passé.

D’homme à homme, nous traitons de sauvages ceux qui n’ont pas nos usages ; nous nous étonnons de même de tout ce que nous ne comprenons pas chez les animaux. — J’ai vu autrefois, parmi nous, des hommes venus par mer de lointains. pays ; parce que nous ne comprenions pas du tout leur langage, et que leurs façons, comme leur contenance et leurs vêtements, ne ressemblaient en rien aux nôtres, tous nous les estimions des sauvages et des brutes ! Nous attribuions à leur stupidité et à leur bêtise, de les voir garder le silence, de ne pas parler le français, d’ignorer nos baisements de main, nos révérences contournées, notre attitude, notre maintien sur lesquels, sous peine d’être incorrects, nous voudrions voir se modeler tout ce qui appartient à l’espèce humaine. Nous condamnons tout ce qui nous semble étrange, et aussi ce que nous ne comprenons pas ; c’est ce qui arrive dans l’appréciation que nous portons sur les bêtes. Sous certains rapports, elles ont de la ressemblance avec nous, et nous pouvons alors, par comparaison, former sur ces points communs quelques conjectures ; mais que savons-nous de ce qui leur est propre ? Les chevaux, les chiens, les bœufs, les brebis, les oiseaux et la plupart des animaux qui vivent avec nous, reconnaissent notre voix et répondent à notre appel, ce que faisait aussi la murène de Crassus qui allait à lui quand il l’appelait ; ce que font également les anguilles qui sont dans la fontaine d’Aréthuse. Il nous est possible d’en juger par nous-mêmes, car assez souvent j’ai vu des viviers dont les poissons accouraient pour manger, à un appel formulé d’une certaine façon par ceux qui en prennent soin : « Chacun a son nom et accourt à la voix du maître qui les appelle (Martial). »

Il semble que, chez l’éléphant, il y ait trace de sentiment religieux. — Nous pouvons dire aussi que les éléphants ont un certain sentiment de la religion ; on les voit, en effet, après leurs ablutions et leurs purifications, élever leur trompe comme des bras vers le ciel et, les yeux fixés vers le soleil levant, demeurer ainsi en contemplation, pendant un certain temps, à certaines heures de la journée, livrés à la méditation, et cela, de leur propre mouvement, sans y avoir été instruits ni y être obligés. Pour ce qui est des autres animaux chez lesquels nous ne voyons rien de semblable, il ne nous est pas possible, nonobstant, d’en conclure qu’ils soient sans religion, ne pouvant arguer ni pour, ni contre, de ce qui nous est caché.

Les échanges d’idées entre des animaux auxquels la voix fait défaut ne sauraient se nier. — Le fait suivant, que cite le philosophe Cléanthe, présente quelque analogie avec ce que nous pratiquons nous-mêmes. Il a vu, raconte-t-il, des fourmis, partant de leur fourmilière, porter vers une autre le corps d’une fourmi qui était morte. De cette seconde fourmilière se détachèrent plu-