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relater en détail tout ce qui a été relevé à cet égard, j’arriverais aisément à prouver ce que j’avance d’ordinaire qu’il y a plus de différence entre tel homme et tel autre, qu’entre tel animal et tel homme. — Le gardien d’un éléphant appartenant à un particulier de la Syrie, lui dérobait à chaque repas la moitié de la ration qui lui revenait ; un jour, le maître de l’animal voulut lui-même s’occuper de lui : il versa dans sa mangeoire la quantité exacte d’orge qui lui revenait. L’éléphant, regardant d’un mauvais œil son gardien, sépara cet orge en deux avec sa trompe et, mettant à part l’une des deux moitiés, révéla par là le tort qu’on lui faisait. — Un autre avait un gardien qui mélangeait des pierres à ce qu’il lui donnait à manger, pour en accroitre la mesure ; l’animal, s’approchant du pot où ce gardien faisait cuire sa viande pour son repas, le lui remplit de cendres. — Ce sont là des faits particuliers, mais ce que tout le monde a vu, ce que chacun sait, c’est que jadis, dans toutes les armées des peuples de l’Orient, les éléphants en constituaient l’un des éléments les plus importants et, dans les combats, produisaient des effets plus grands, sans comparaison, que ceux que nous obtenons à présent de notre artillerie qui, dans un ordre de bataille régulier, occupe à peu près la place qu’y tenaient alors les éléphants (ce dont peuvent se rendre aisément compte ceux qui connaissent l’histoire ancienne) : « Leurs ancêtres avaient été employés par le carthaginois Annibal, par nos généraux romains et par le roi d’Epire ; ils transportaient sur leur dos des cohortes ou des tours que l’on voyait s’avancer au milieu de la mêlée (Juvénal). » — Il fallait bien que ce fut en connaissance de cause qu’on eût confiance en ces bêtes et en leur raisonnement, puisqu’on les faisait marcher en tête de l’armée, à une place où le moindre arrêt causé par leur grosseur et leur pesanteur, le moindre effroi qui les eût fait rétrograder sur les gens de leur parti, pouvaient tout perdre ; et, de fait, il s’est vu peu d’exemples où il soit arrivé qu’ils se rejetassent sur leurs troupes, tandis qu’il nous advient de nous rejeter les uns sur les autres et de nous mettre ainsi en déroute. Ils étaient chargés d’effectuer non un simple mouvement, mais encore d’évoluer pendant le combat. — Ainsi en usaient les Espagnols lors de la récente conquête des nouvelles Indes, avec des chiens auxquels une solde était allouée et qui, en outre, participaient eu butin. Ces chiens montraient autant d’adresse que d’à propos pour poursuivre ou s’arrêter après un succès, charger l’adversaire ou battre en retraite suivant les circonstances, distinguer amis et ennemis, qu’ils apportaient d’ardeur et de ténacité quand ils se trouvaient aux prises. — Nous admirons et apprécions davantage les choses qui ont un caractère de particularité que celles dont nous sommes journellement témoins, sans cela je ne me serais pas livré à cette longue énumération ; car je crois que rien qu’en examinant de près ce que nous voyons chez les animaux qui vivent auprès de nous, nous y relèverions des faits aussi remarquables que ceux que l’on va chercher dans des pays et des temps autres que les nôtres. C’est tou-