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donné, contrefaire le mort pour avoir mangé certaine drogue. Après avoir avalé le pain qui était censé la drogue en question, il se mettait d’abord à trembler et à vaciller sur ses pattes, comme s’il avait des étourdissements, et finalement il s’étendait à terre et se raidissait comme s’il était mort, se laissant trainer et tirer d’un endroit à un autre, comme le comportait le sujet de la pièce. Puis, quand il estimait le moment venu, il commençait à remuer tout doucement comme s’il sortait d’un profond sommeil, levait la tête, regardait çà et là d’une façon qui étonnait tous les assistants.

Les bœufs employés à l’arrosage dans les jardins royaux de Suse, faisaient tourner de grandes roues munies de seaux qui puisaient l’eau, système dont certains font usage dans le Languedoc. Ces bœufs devaient chacun faire faire cent tours à la roue ; ils connaissaient si bien ce nombre que, lorsqu’il était atteint, il était impossible, par n’importe quel moyen, d’en obtenir davantage : leur tâche était accomplie, ils s’arrêtaient net. Nous, nous arrivons à l’adolescence avant de savoir compter jusqu’à cent, et des nations viennent d’être découvertes qui n’ont aucune notion des nombres.

Quelques-unes instruisent les autres ; il y en a qui s’instruisent elles-mêmes. — Instruire les autres demande encore plus de raisonnement que s’instruire soi-même. Laissons de côté ce qu’en pensait Démocrite qui s’attachait à prouver que nous tenons des bêtes la plupart des arts qui sont à notre connaissance, que, par exemple, l’araignée nous a appris à lisser et à coudre, l’hirondelle à bâtir, le cygne et le rossignol la musique, et que c’est en imitant certains animaux, que nous avons été initiés à la médecine. Aristote croit que les rossignols enseignent à leurs petits à chanter et y consacrent du temps et du soin ; il s’ensuivrait que ceux que nous élevons en cage, qui ne peuvent apprendre avec leurs parents, perdent beaucoup du charme de leur chant ; nous en pouvons conclure que ce chant s’améliore par les efforts et l’étude. Même pour ceux qui sont en liberté, le degré de perfection qu’il leur est possible d’atteindre n’est pas le même pour tous ; il varie avec l’aptitude de chacun. Ils sont jaloux de leur talent et luttent parfois à qui en montrera le plus, et apportent dans cette lutte une si grande émulation, qu’on en a vu mourir, le souffle venant à leur manquer, avant qu’ils ne se résignent à s’avouer vaincus en cessant leur chant. Les plus jeunes travaillent mentalement, s’appliquant à reproduire les airs qu’ils entendent ; l’élève écoute la leçon que lui donne celui qui l’instruit, y apportant une grande attention afin de s’en bien pénétrer ; tour à tour l’un se tait, l’autre chante ; on voit le précepteur corriger les fautes de son élève, ou sent qu’il lui adresse des reproches.

J’ai vu, dit Arrien, une troupe d’éléphants, dans laquelle l’un d’eux jouait des cymbales ; il en avait une attachée à chacune de ses cuisses, une autre à sa trompe. Au son de cette musique, les autres dansaient en rond, se dressant, s’inclinant en cadence, observant la mesure marquée par l’instrument ; c’était un harmo-