Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/162

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laschant, et le retire à soy quand elle veut à mesure qu’elle apperçoit quelque petit poisson s’approcher, elle luy laisse mordre le bout de ce boyau, estant cachée dans le sable, ou dans la vase, et petit à petit le retire iusques à ce que ce petit poisson soit si prés d’elle, que d’vn fault elle puisse l’attraper.Quant à la force, il n’est animal au monde en butte de tant d’offences, que l’homme : il ne nous faut point vne balaine, vn elephant, et vn crocodile, ny tels autres animaux, desquels vn seul est capable de deffaire vn grand nombre d’hommes : les poulx sont suffisans pour faire vacquer la dictature de Sylla : c’est le desieuner d’vn petit ver, que le cœur et la vie d’vn grand et triumphant Empereur.Pourquoy disons nous, que c’est à l’homme science et cognoissance bastie par art et par discours, de discerner les choses vtiles à son viure, et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas, de cognoistre la force de la rubarbe et du polypode ; et quand nous voyons les cheures de Candie, si elles ont receu vn coup de traict, aller entre vn million d’herbes choisir le dictame pour leur guerison, et la lortue quand elle a mangé de la vipere, chercher incontinent de l’origanum pour se purger, le dragon fourbir et esclairer ses yeux auecques du fenoil, les cicongnes se donner elles mesmes des clysteres à tout de l’eau de marine, les elephans arracher non seulement de leur corps et de leurs compagnons, mais des corps aussi de leurs maistres, tesmoin celuy du Roy Porus qu’Alexandre deffit, les jauelots et les dardz qu’on leur a iettez au combat, et les arracher si dextrement, que nous ne le sçaurions faire auec si peu de douleur pourquoy ne disons nous de mesmes, que c’est science et prudence ? Car d’alleguer, pour les deprimer, que c’est par la seule instruction et maistrise de Nature, qu’elles le sçauent, ce n’est pas leur oster le tiltre de science et de prudence : c’est la leur attribuer à plus forte raison qu’à nous, pour l’honneur d’vne si certaine maistresse d’escole.Chrysippus, bien qu’en toutes autres choses autant desdaigneux iuge de la condition des animaux, que nul autre Philosophe, considerant les mouuements du chien, qui se rencontrant en vn carrefour à trois chemins, ou à la queste de son maistre qu’il a esgaré, ou à la poursuitte de quelque prove qui fuit deuant luy, va essayant vn chemin apres l’autre, et apres s’estre asseuré des deux, et n’y auoir trouué la trace de ce qu’il