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que ce que nous disons, nous le disions à nous-mêmes et que nos oreilles le perçoivent, avant d’aller impressionner les oreilles des autres.

En somme, l’homme n’est ni au-dessus ni au-dessous du reste des animaux. — Tout cela est pour établir la ressemblance qu’il y a entre tous les êtres de la création, nous ramener et nous replacer dans l’ensemble des créatures. Nous ne sommes ni au-dessus ni au-dessous d’elles ; tout ce qui est sous la voûte céleste, dit le sage, est soumis à la même loi et aux mêmes conditions : « Tout porte les chaînes de la fatalité. (Lucrèce). » Il y a des différences, il y a des ordres, des degrés divers ; mais d’une façon générale, les caractères essentiels sont les mêmes : « Chaque chose a son organisation propre, et toutes conservent les différences que la nature a mises entre elles (Lucrèce). »

Il faut contenir l’homme et le contraindre à ne pas franchir les barrières de l’enceinte commune. En réalité le malheureux ne saurait du reste les enjamber, lié qu’il est par les entraves qui le retiennent, l’assujettissent à toutes les obligations des autres créatures de même ordre, et cela dans des conditions qui n’ont rien de particulier. Il ne jouit en effet d’aucune prérogative effective surpassant notablement la règle commune et portant sur des points essentiels ; celle qu’il s’attribue, soit qu’il y croie, soit par fantaisie, n’existe pas et n’a même pas l’apparence de la réalité. Et lors même qu’il en serait ainsi que, seul de tous les animaux, il aurait cette liberté d’imagination, ce déréglement de la pensée qui font qu’à volonté il se représente ce qui est et ce qui n’est pas, le vrai et le faux, ce serait là un avantage qui lui reviendrait bien cher et dont il n’aurait guère à tirer vanité, car c’est la source principale des maux qui l’accablent : le péché, la maladie, l’indécision, le trouble, le désespoir.

Les bêtes, comme les hommes, sont susceptibles de réflexion. — C’est pourquoi, pour revenir à mon sujet, je dis qu’il n’y a pas de raison pour penser que les bêtes font instinctivement et parce qu’elles obéissent à une force à laquelle elles ne peuvent se soustraire, ce que nous-mêmes faisons de notre plein gré et avec le secours de l’art. Les mêmes effets nous portent à conclure que les facultés qui les produisent sont les mêmes, et que, plus ces effets sont riches, plus riches sont ces facultés, ce qui nous oblige à confesser que les mêmes raisonnements, les mêmes moyens que les nôtres si même ils ne sont meilleurs que ceux d’après lesquels nous agissons, sont employés par les animaux dans ce qu’ils font.

Pourquoi supposer que chez eux l’action est machinale alors que chez nous-mêmes nous ne la ressentons pas telle ? Sans compter qu’il est plus honorable d’être amené à agir comme il convient, par le fait d’une contrainte qui s’impose naturellement à nous et à laquelle nous ne pouvons nous soustraire, ce qui nous remet davantage encore sous la main de Dieu, que d’avoir l’obligation de