Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/153

Cette page n’a pas encore été corrigée

la digestion ; nos pères l’avaient à découvert et nos dames, si molles et si délicates qu’elles soient, vont parfois leurs vêtements entr’ouverts jusqu’au nombril. — L’emmaillotement des enfants, les précautions qu’on prend pour leur soutenir le corps, ne sont pas non plus indispensables ; les mères lacédémoniennes élevaient les leurs, en laissant toute liberté de mouvements à leurs membres, sans les attacher, ni les contenir. — Si nous pleurons, cela nous est commun avec la plupart des animaux ; il n’en est guère qu’on ne voie se plaindre et gémir longtemps encore après leur naissance ; cela convient bien à l’état de faiblesse dans lequel ils se sentent. — Pour ce qui est de manger, c’est, chez nous comme chez eux, une chose naturelle qui vient sans qu’on l’apprenne, « car chaque animal sent sa force et ses besoins (Lucrèce) », et il est douteux qu’un enfant, arrivé à avoir la force de se nourrir, ne sût trouver sa nourriture : la terre la produit et la lui offre en quantité bien suffisante sans qu’il soit besoin ni de culture, ni de préparation d’aucun genre ; pas en tous temps, à la vérité, mais, sur ce point, les bêtes sont dans les mêmes conditions, ce que témoignent les provisions que nous voyons faire aux fourmis et à d’autres, pour parer aux saisons stériles de l’année.

Ces nations récemment découvertes qui vivent dans l’abondance de viande et de boisson naturelle qu’elles ont à leur portée, sans avoir à s’en préoccuper ni à s’en occuper, nous montrent que le pain n’est pas la seule nourriture de l’homme, et que, sans qu’il soit besoin de labourer, la nature, en bonne mère, avait copieusement pourvu à tout ce qu’il nous faut, probablement même avec plus de prodigalité et de richesse qu’elle ne le fait à présent que nous sommes intervenus dans ses productions : «  À l’origine, la terre produisait d’elle-même et fournissait à l’homme les plus riches moissons, le raisin joyeux, les fruits murs et les gras pâturages. Aujourd’hui, à peine accorde-t-elle ses richesses à un travail continu ; nous en sommes réduits à épuiser nos bœufs et les forces du laboureur (Lucrèce)  » ; mais les exigences déraisonnables de nos appétits croissent plus encore que ce que nous pouvons imaginer pour les satisfaire.

L’homme est naturellement mieux armé que beaucoup d’autres animaux ; et il n’est pas le seul qui, pour augmenter ses forces, recoure à des moyens artificiels. — Pour ce qui est des armes, la nature nous en a fournis plus que la plupart des animaux : nos membres sont susceptibles de plus de mouvements que les leurs et nous en tirons naturellement meilleur parti, sans nous y être exercés au préalable ; nous voyons les hommes qui sont dressés à combattre tout nus, affronter les mêmes dangers que ceux que nous pouvons affronter nous-mêmes ; et si, sous ce rapport, certains animaux ont de l’avantage sur nous, nous l’emportons sur nombre d’autres. Nous possédons d’instinct, sans qu’elle nous ait été inculquée, la précaution d’accroître notre force et de nous protéger en recourant à des mouvements artificiels. L’é-