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semblerait que la nature les a plus favorablement traitées que nous. — Du reste, quelle faculté avons-nous, dont nous ne retrouvions pas l’application dans ce que font les animaux ? Est-il une organisation mieux ordonnée que celle des mouches à miel, où les diverses charges et offices soient plus diversifiés et mieux remplis ? La répartition du travail et des emplois y est tellement bien réglée, que nous ne pouvons supposer qu’elle puisse être faite sans raison, ni réflexion ! « À ces signes et à cette police admirable, des sages ont jugé que les abeilles renfermaient une parcelle de la divine intelligence et avaient une âme (Virgile). » — Les hirondelles que nous voyons, au retour du printemps, fureter tous les coins de nos maisons, exécutent-elles leurs recherches sans y apporter de jugement ; et est-ce sans discernement que, sur mille places qu’elles pourraient occuper, elles choisissent celle qui leur est le plus commode ? — Quand ils construisent leurs nids, de si belle et admirable contexture, les oiseaux font-ils choix d’un endroit à forme carrée, ronde, d’un angle droit ou d’un angle obtus, sans s’être rendu compte des conditions où ils se trouvent et de ce qui en résultera ? Lorsqu’ils prennent tantôt de l’eau, tantôt de l’argile, ignorent-ils que celle-ci s’amollit en l’humectant ? En tapissant leurs palais de mousse ou de duvet, ne prévoient-ils pas que les membres délicats de leurs petits s’y trouveront plus mollement et plus à l’aise ? S’abritent-ils contre le vent qui apporte la pluie, et s’installent-ils regardant l’orient, sans connaître les conditions dans lesquelles soufflent les différents vents, ni considérer que l’un vaut mieux que l’autre ? — Pourquoi l’araignée épaissit-elle sa toile en certains points et la fait-elle plus lâche en d’autres ; pourquoi, à un moment donné, la tisse-t-elle d’une façon, et à un autre moment d’une autre, si elle n’y a, au préalable, pensé, réfléchi et pris parti ?

Nous constatons assez combien, dans la plupart de leurs ouvrages, les animaux nous sont supérieurs, et combien notre art demeure au-dessous dans les imitations que nous en faisons, et cependant pour nos œuvres, qui sont bien plus grossières que les leurs, nous mettons en jeu de nombreuses facultés et notre âme s’y applique de toutes ses forces ; pourquoi n’estimons-nous pas qu’il en est de même chez eux ? Quelle raison nous fait attribuer à je ne sais quel instinct naturel et servile, des ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons faire, tant naturellement qu’avec le secours de l’art ? En cela, sans y penser, nous leur donnons un très grand avantage sur nous puisque la nature, par une tendresse toute maternelle, les accompagne et les guide, comme avec la main, dans les actions et les situations de leur vie, tandis qu’elle nous abandonne au hasard et à la fortune, qu’il nous faut recourir aux ressources de l’art pour nous procurer les choses nécessaires à notre conservation et qu’elle nous refuse en même temps, malgré une instruction préalable et tout en y apportant une grande contention d’esprit, la possibilité d’arriver à ce à quoi les bêtes parviennent spontanément ; de telle sorte que la stupidité de ces brutes,