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bien loin derrière : « Ils sont si justes, si charitables, si bons, que ce doivent être des Chrétiens ! » devrait-on dire. Le reste est commun à toutes les religions : l’espérance, la confiance, les événements sur lesquels elles s’étayent, les cérémonies, la pénitence, les martyrs ; ce qui devrait distinguer la nôtre entre toutes, c’est notre vertu qui, en même temps qu’elle est le signe le plus caractéristique de son origine divine, est aussi le résultat le plus beau et le plus difficile auquel elle tend, parce qu’elle est la vérité. — C’est parce que nous ne sommes pas ce que nous devrions être que notre bon saint Louis avait raison quand il détournait, avec instance, de son dessein, ce roi tartare qui s’était fait chrétien, de venir à Lyon baiser les pieds du Pape et contempler la pureté des mœurs qu’il croyait trouver en nous, de peur qu’au contraire les débordements de notre vie ne tarissent en lui son admiration pour nos croyances. — Ce fut l’impression inverse que ressentit cet autre venu à Rome dans ces mêmes sentiments et qui, voyant la vie dissolue qu’y menaient en ce temps les prélats et le peuple, s’affermit d’autant plus dans la bonne opinion qu’il avait conçue de notre religion, en considérant combien elle devait avoir de force et tenir de Dieu même, pour se maintenir si digne et en un tel degré de splendeur en des mains si vicieuses et dans un milieu si corrompu.

Si nous avions un seul atome de foi, nous déplacerions des montagnes, disent les saintes Écritures ; nos actions, inspirées par la divinité qui présiderait aussi à leur exécution, ne seraient pas simplement d’entre celles que l’homme peut accomplir, elles tiendraient du miracle comme nos croyances elles-mêmes : « Crois, et la voie qui te conduira à la vertu et au bonheur sera courte (Quintilien). » Les uns s’appliquent à faire croire au monde qu’ils croient, et ils ne croient pas ; les autres, c’est le plus grand nombre, se le persuadent à eux-mêmes et ne savent pas ce que c’est que croire.

Dans les guerres de religion, ce sont les intérêts des partis qui seuls les guident. — Nous trouvons étrange que, dans la guerre qui, dans les temps présents, désole notre pays, les événements flottent indécis et se produisent tantôt dans un sens, tantôt dans un autre comme généralement cela arrive d’ordinaire ; ils ne sont ainsi que parce que nous sommes livrés à nous-mêmes. L’un des partis a pour lui la justice, mais il en a fait simplement un drapeau et un masque ; on la met en avant, mais on n’en tient pas compte ; ce n’est pas elle qui fait agir, ce n’est pas sa cause que l’on a épousée ; elle est là, comme dans la bouche d’un avocat ; le parti qui s’en targue ne l’a ni dans le cœur, ni en affection. Dieu nous doit son aide dans les circonstances extraordinaires, mais quand sont en jeu la foi et la religion, et non nos passions ; et ici, ce sont les hommes qui conduisent tout ; pour eux, la religion n’est qu’un moyen, c’est le contraire qui devrait être. Réfléchissez et voyez si ce n’est pas nous qui la menons et qui, d’une règle si droite et si ferme, extrayons tant de conclusions opposées, tout comme