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naturellement de Dieu. Il n’y a pas de doute que ce ne soit là l’usage le plus honorable que nous puissions faire de ces moyens, et qu’il n’y a pas d’occupation, de dessein plus dignes d’un chrétien, que d’appliquer toutes ses études et toutes ses pensées à embellir, étendre et accroître les vérités en lesquelles il croit. Ne nous contentons pas de mettre au service de Dieu notre esprit et notre âme ; tout notre être matériel lui doit et lui rend hommage ; tous nos organes, tous nos faits et gestes, tout ce qui sort de nos mains, concourent à sa glorification ; notre raison doit faire de même et s’employer à étayer notre foi, mais toujours sous cette réserve, de ne pas s’imaginer que par elle-même, par la puissance à laquelle elle peut atteindre et la valeur des arguments qu’elle peut émettre, il lui soit possible d’acquérir cette science surnaturelle qui nous vient de Dieu.

Si, par grâce extraordinaire, cette science ne nous est infuse, si elle n’entre en nous que par la force du raisonnement et tous autres procédés humains, elle n’y occupe pas la place et n’a pas la splendeur qu’elle devrait avoir ; je crains bien pourtant que ce ne soit que dans ces conditions qu’elle nous ait pénétrés. Si nous étions attachés à Dieu par une foi ardente ; si nous tenions à lui parce qu’il nous y a appelés, et non parce que nous y avons été conduits de nous-mêmes ; si notre foi reposait sur une base émanant de lui, les tentations auxquelles est exposée l’humanité et qui l’ébranlent si fort, ne pourraient rien contre elle. Nous serions en état de résister à d’aussi faibles attaques ; l’amour de la nouveauté, la contrainte que les princes peuvent exercer sur nous, la bonne fortune d’un parti, les changements si peu fondés et si inopinés qui surviennent dans nos opinions, n’auraient pas la force de secouer et d’altérer nos croyances ; nous ne nous laisserions pas troubler par des arguments nouveaux, et toute la rhétorique du monde ne pourrait nous en dissuader ; fermes et inébranlables, nous soutiendrions tous ces assauts, sans nous départir de notre calme : « Tel un vaste rocher oppose sa masse à la fureur des flots qui grondent et se brisent autour de lui (vers imités de Virgile). »

Chez le chrétien, la foi fait généralement défaut. — Si ce rayon divin nous touchait tant soit peu, il y paraîtrait en tout et partout ; sa lueur se refléterait non seulement dans nos paroles, mais dans nos faits et gestes qui en acquerraient du lustre ; tout ce qui émanerait de nous, serait illuminé de cette noble clarté. Nous devrions avoir honte ; l’adepte de n’importe quelle secte de celles en lesquelles se répartit l’humanité, si difficile, si étrange que soit la doctrine de sa secte, y conforme rigoureusement sa conduite et sa vie ; tandis que chez les Chrétiens leur doctrine, si divine, si céleste qu’elle soit, ne se manifeste que dans les mots. En voulez-vous la preuve ? Comparez nos mœurs à celles des Mahométans et des Païens, voyez combien les nôtres leur sont toujours inférieures ; tandis qu’en raison de l’excellence de notre religion nous devrions briller et, par notre perfection, laisser tous autres