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se fut, à Rome, habitué au spectacle du meurtre des animaux, on en vint à celui des hommes et aux combats de gladiateurs. La nature, je le crains, nous a inculqué des tendances à l’inhumanité : nul ne prend plaisir à voir des bêtes jouant entre elles et se caressant ; tout le monde en a, à les voir aux prises, se déchirant et se mettant en pièces réciproquement. Pour qu’on ne raille pas cette sympathie que j’éprouve pour elles, je ferai observer que la théologie elle-même les recommande à notre bienveillance ; par cela même qu’un même maître nous a placés, elles et nous, dans son palais pour son service, que, comme nous, elles sont de sa famille, c’est à bon droit qu’elle nous enjoint d’avoir pour elles quelque respect et de l’affection.

Le dogme de l’immortalité de l’âme a conduit au système de la métempsycose. — Pythagore a emprunté le dogme de la métempsycose aux Égyptiens ; depuis, ce dogme a été admis par plusieurs nations, notamment par nos Druides : « Les âmes ne meurent pas ; après avoir quitté leurs premières demeures, elles passent dans d’autres qu’elles habitent, et il en est éternellement ainsi (Ovide). » La religion des anciens Gaulois, admettant que l’âme est immortelle, en concluait qu’elle ne cesse d’être en mouvement et passe d’un corps dans un autre, associant en outre cette idée, acceptée par leur imagination, à l’action de la justice divine. Suivant la conduite qu’une âme a tenue, pendant qu’elle était chez tel d’entre nous, Dieu, disaient-ils, lui assigne un autre corps à habiter, la plaçant dans une condition, plus ou moins pénible, d’après ce qu’elle a été : « Il emprisonne les âmes dans des corps d’animaux : celle de qui a été cruel va animer un ours, celle d’un voleur un loup, celle du fourbe un renard ; … et, après avoir ainsi subi mille métamorphoses, purifiées enfin dans le fleuve de l’Oubli, elles sont rendues à leur forme humaine primitive (Claudien). » Si elle avait été vaillante, ils l’incarnaient dans le corps d’un lion ; voluptueuse, dans celui d’un pourceau ; lâche, dans un cerf ou un lièvre ; malicieuse, dans un renard ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que, purifiée par cette pénitence, elle rentrât à nouveau dans le corps d’un autre homme : « Moi-même, il m’en souvient, au temps de la guerre de Troie, j’etais Euphorbe fils de Panthée,  » fait dire Ovide à Pythagore.

Chez certains peuples, certains animaux étaient divinisés. — Je n’admets guère cette parenté entre nous et les bêtes ; je ne partage pas davantage la manière de voir de certains peuples, des plus anciens et des plus avancés en civilisation notamment, où les bêtes étaient non seulement admises dans la société et la compagnie des hommes, mais y occupaient même un rang bien au-dessus du leur. Les uns les tenaient comme les familiers privilégiés des dieux et avaient pour elles un respect et une considération plus que pour n’importe quel être humain ; d’autres, allant plus loin, les reconnaissaient pour dieux et n’avaient d’autres divinités qu’elles : « Les barbares ont divinisé les bêtes, à cause du profit qu’ils