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vient y ajouter : « Ho ! ne leur laissez pas, sur ces champs désolés, traîner d’un roi sanglant les restes à demi brûlés (Ennius, cité par Cicéron). » — Je me trouvais un jour, par hasard, sur les lieux, quand, à Rome, fut supplicié Catena, un voleur fameux. On l’étrangla sans que l’assistance manifestât la moindre émotion ; mais, quand on en vint à le mettre en quartiers, chaque coup que donnait le bourreau provoquait dans la foule des gémissements plaintifs et des exclamations, comme si chacun prêtait à ce cadavre les sensations qu’il éprouvait lui-même. Il faut exercer ces barbaries excessives, non sur qui vit encore, mais sur sa dépouille. — C’est en s’inspirant d’une pensée à peu près semblable, qu’Artaxerxès tempérait la rigueur des anciennes lois des Perses, en édictant que les seigneurs qui avaient manqué aux devoirs de leur charge, au lieu d’être fouettés, comme cela se faisait, seraient dépouillés de leurs vêtements que l’on fouetterait à leur place, et qu’au lieu de leur arracher les cheveux, on leur ôterait simplement leurs tiares. — Les Égyptiens, si remplis de dévotion, estimaient bien satisfaire à la justice divine, en lui sacrifiant des pourceaux, soit vivants, soit en effigie ; idée hardie que de croire pouvoir s’acquitter ainsi par des moyens fictifs, tels que la peinture et l’ombre, vis-à-vis de Dieu qui est lui-même d’essence si essentiellement positive.

Je vis à une époque où, par suite des excès de nos guerres civiles, abondent des exemples incroyables de cruauté ; je ne vois rien dans l’histoire ancienne, de pire que les faits de cette nature qui se produisent chaque jour et auxquels je ne m’habitue pas. À peine pouvais-je concevoir, avant de l’avoir vu, qu’il existât des gens assez farouches pour commettre un meurtre pour le seul plaisir de tuer ; qui hachent, dépècent leur prochain, s’ingénient à inventer des tourments inusités et de nouveaux genres de mort, sans être mûs ni par la haine, ni par la cupidité, dans le seul but de se repaître du plaisant spectacle des gestes, des contorsions à faire pitié, des gémissements et des cris lamentables d’un homme agonisant dans les tortures ; c’est là le dernier degré auquel la cruauté puisse atteindre : « Qu’un homme tue un homme, sans y être poussé par la colère ou la crainte, et seulement pour le voir mourir (Sénèque). »

Humanité de Montaigne vis-à-vis des bêtes. — Quant à moi, je n’ai seulement jamais pu voir sans peine poursuivre et tuer une innocente bête, qui est sans défense et de laquelle nous n’avons rien à redouter, ainsi que c’est d’ordinaire le cas du cerf qui, lorsqu’il se sent hors d’haleine, à bout de forces, qu’il n’a plus d’autre moyen d’échapper, se rend à nous qui le poursuivons et, les larmes aux yeux, implore merci, « plaintif, ensanglanté, il demande grâce (Virgile) » ; ce spectacle m’a toujours été très pénible. Je ne prends guère de bêtes en vie, auxquelles je ne rende la liberté ; pour en faire autant, Pythagore en achetait aux pêcheurs et aux oiseleurs. — « C’est, je crois, du sang des animaux que le fer a été teint pour la première fois (Ovide) » ; un naturel sanguinaire à l’égard des bêtes, témoigne une propension naturelle à la cruauté. Quand on