Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/102

Cette page n’a pas encore été corrigée

nourrir des querelles, et du debat chez moy.Ainsi, ie ne me puis dire nul grand-mercy, dequoy ie me trouue exempt de plusieurs vices :

Si vitiis mediocribus, et mea paucis
Mendosa est natura, alioqui recta, velut si
Egregio inspersos reprehendas corpore næuos.

Ie le doy plus à ma fortune qu’à ma raison. Elle m’a faict naistre d’vne race fameuse en preud’hommie, et d’vn tres-bon pere : ie ne sçay s’il a escoulé en moy partie de ses humeurs, ou bien si les exemples domestiques, et la bonne institution de mon enfance, y ont insensiblement aydé ; ou si ie suis autrement ainsi nay,

Seu Libra, seu me Scorpius adspicit
Formidolosus, pars violentior
Natalis hora, seu tyrannus
Hesperiæ Capricornus vndæ.

Mais tant y a que la pluspart des vices ie les ay de moy mesmes en horreur. La responce d’Antisthenes à celuy, qui luy demandoit le meilleur apprentissage : Desapprendre le mal : semble s’arrester à cette image. Ie les ay, dis-ie, en horreur, d’vne opinion si naturelle et si mienne, que ce mesme instinct et impression, que i’en ay apporté de la nourrice, ie l’ay conserué, sans qu’aucunes occasions me l’ayent sceu faire alterer. Voire non pas mes discours propres, qui pour s’estre desbandez en aucunes choses de la route commune, me licentieroyent aisément à des actions, que cette naturelle inclination me fait haïr. Ie diray vn monstre : mais ie le diray pourtant. le trouue par là en plusieurs choses plus d’arrest et de regle en mes mœurs qu’en mon opinion : et ma concupiscence moins desbauchée que ma raison. Aristippus establit des opinions si hardies en faueur de la volupté et des richesses, qu’il mit en rumeur toute la philosophie à l’encontre de luy. Mais quant à ses mœurs, Dionysius le tyran luy ayant presenté trois belles garses, afin qu’il en fist le chois : il respondit, qu’il les choisissoit toutes trois, et qu’il auoit mal prins à Paris d’en preferer vne à ses compaignes. Mais les ayant couduittes à son logis, il les renuoya, sans en taster. Son vallet se trouuant surchargé en chemin de l’argent qu’il portoit apres luy : il luy ordonna qu’il en versast et iettast là, ce qui luy faschoit. Et Epicurus, duquel les dogmes sont irreligieux et delicats, se porta en sa vie tres-deuotieusement et laborieusement. Il escrit à vn sien amy, qu’il ne vit que de pain bis et d’eaue ; le prie de luy enuoyer vn peu de formage, pour quand il voudra faire quelque somptueux repas. Seroit-il vray, que pour estre bon tout à faict, il nous le faille estre par occulte, naturelle et vniuerselle proprieté, sans loy, sans raison, sans exemple ? Les desbordemens, ausquels ie me suis trouué engagé, ne sont pas Dieu mercy des pires. Ie les ay bien condamnez chez moy, selon qu’ils le valent : car mon iuge-