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douce et paisible : ie n’auoy affliction ny pour autruy ny pour moy : c’estoit vne langueur et vne extreme foiblesse, sans aucune douleur. Ie vy ma maison sans la recognoistre. Quand on m’eut couché, ie senty vne infinie douceur à ce repos : car i’auoy esté vilainement tirassé par ces pauures gens, qui auoyent pris la peine de me porter sur leurs bras, par vn long et tres-mauuais chemin, et s’y estoient lassez deux ou trois fois les vns apres les autres. On me presenta force remedes, dequoy ie n’en reccuz aucun, tenant pour certain, que i’estoy blessé à mort par la teste. C’eust esté sans mentir vne mort bien heureuse : car la foiblesse de mon discours me gardoit d’en rien iuger, et celle du corps d’en rien sentir. Ie me laissoy couler si doucement, et d’vne façon si molle et si aisée, que ie ne sens guere autre action moins poisante que celle-la estoit.

Quand ie vins à reuiure, et à reprendre mes forces.

Vt tandem sensus conualuere mei,

qui fut deux ou trois heures apres, ie me senty tout d’vn train rengager aux douleurs, ayant les membres tous moulus et froissez de ma cheute, et en fus si mal deux ou trois nuits apres, que i’en cuiday remourir encore vn coup : mais d’vne mort plus vifue, et me sens encore de la secousse de cette froissure. Ie ne veux pas oublier cecy, que la derniere chose en quoy ie me peuz remettre, ce fut la souuenance de cet accident : et me fis redire plusieurs fois, où i’aloy, d’où ie venoy, à quelle heure cela m’estoit aduenu, auant que de le pouuoir conceuoir. Quant à la façon de ma cheute, on me la cachoit, en faueur de celuy, qui en auoit esté cause, et m’en forgeoit on d’autres. Mais long temps apres, et le lendemain, quand ma memoire vint à s’entr’ouurir, et me representer l’estat, où ie m’estoy trouué en l’instant que i’auoy aperçeu ce cheual fondant sur moy (car ie l’auoy veu à mes talons, et me tins pour mort : mais ce pensement auoit esté si soudain, que la peur n’eut pas loisir de s’y engendrer) il me sembla que c’estoit vn esclair qui me frapoit l’ame de secousse, et que ie reuenoy de l’autre monde.Ce conte d’vn euénement si leger, est assez vain, n’estoit l’instruction que i’en ay tirée pour moy : car à la verité pour s’apriuoiser à la mort, ie trouue qu’il n’y a que de s’en auoisiner. Or, comme dit Pline, chacun est à soy-mesmes vne tres bonne discipline, pourueu qu’il ait la suffisance de s’espier de pres. Ce n’est pas icy ma doctrine, c’est mon estude : et n’est pas la leçon d’autruy, c’est la mienne. Et ne