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TRADUCTION. — LIV. I, CH. V.

guerre ne commençait qu’après avoir été déclarée, souvent même après qu’eussent été assignés le lieu et l’heure où les armées en viendraient aux mains. C’est à ce sentiment d’honnêteté que nos pères obéissaient, en livrant à Pyrrhus son médecin qui le trahissait, et aux Phalisques leur si pervers maître d’école. En cela, ils agissaient vraiment en Romains, et non comme d’astucieux Carthaginois, ou des Grecs, qui, dans leur subtilité d’esprit, attachent plus de gloire au succès acquis par des moyens frauduleux que par la force des armes. Tromper l’ennemi est un résultat du moment ; mais un adversaire n’est réellement dompté que s’il a été vaincu non par ruse, ni par un coup du sort, mais dans une guerre[1] loyale et juste, où les deux armées étant en présence, la victoire est demeurée au plus vaillant. » Les sénateurs qui tenaient ce langage honnête, ne connaissaient évidemment pas encore cette belle maxime émise plus tard par Virgile : « Ruse ou valeur, qu’importe contre un ennemi ! »

L’emploi à la guerre de toute ruse ou stratagème, dit Polybe, répugnait aux Achéens ; une victoire n’était telle, suivant eux, qu’autant que toute confiance en ses forces était anéantie chez l’ennemi. « L’homme sage et vertueux, dit Florus, doit savoir que la seule véritable victoire est celle que peuvent avouer la bonne foi et l’honneur. » « Que notre valeur décide, lisons-nous dans Ennius, si c’est à vous ou à moi que la Fortune, maîtresse des événements, destine l’empire. »

Chez certains peuples, de ceux même que nous qualifions de barbares, les hostilités étaient toujours précédées d’une déclaration de guerre. — Au royaume de Ternate, l’une de ces peuplades que nous qualifions sans hésitation de barbares, on a coutume de ne commencer les hostilités qu’après avoir au préalable fait une déclaration de guerre, y ajoutant l’énumération précise des moyens qu’on se propose d’employer : le nombre d’hommes qui seront mis en ligne, la nature des armes (offensives et défensives) et des munitions dont il sera fait usage ; mais, par contre, cela fait, si l’adversaire ne se décide pas à entrer en composition, ils se considèrent dès lors comme libres d’user sans scrupule, pour obtenir le succès, de tous les moyens qui peuvent y aider.

Jadis, à Florence, on était si peu porté à chercher à vaincre par surprise qu’on prévenait l’ennemi, un mois avant d’entrer en campagne, sonnant continuellement à cet effet un beffroi, appelé Martinella.

Aujourd’hui, nous admettons comme licite tout ce qui peut conduire au succès ; aussi est-il de principe que le gouverneur d’une place assiégée n’en doit pas sortir pour parlementer. — Quant à nous, moins scrupuleux, nous tenons comme ayant les honneurs de la guerre, celui qui en a le profit, et, après Lysandre, estimons que « là où la peau du lion ne peut suffire, il faut y coudre un morceau de celle du renard ». Or, comme

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