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espérer, tant qu’il vit. Oui, répond Sénèque, mais pourquoi se dire que « la fortune a tout pouvoir sur ce qui est vivant » plutôt que « la fortune est impuissante sur qui sait mourir » ? — Nous voyons Josèphe, menacé d’un danger si apparent et si proche, tout un peuple étant soulevé contre lui, que raisonnablement il ne pouvait s’en tirer, persister à tenir bon contre toute espérance, si bien que déjà un de ses amis, dit-il, lui avait donné le conseil de se tuer. Bien lui en prit de ne pas avoir désespéré ; la fortune, contre toute prévision humaine, lui fit esquiver l’accident qui le menaçait et dont il se trouva délivré sans en éprouver de dommage. — Cassius et Brutus n’achevèrent-ils pas de perdre les derniers restes de la liberté romaine, dont ils étaient les soutiens, par la précipitation et la témérité qu’ils apportèrent à se tuer, avant le moment où les circonstances pouvaient le nécessiter. — À la bataille de Cérisoles, M. d’Enghien tenta deux fois de se percer la gorge de son épée, dans son désespoir de voir le combat si mal tourner là où il se trouvait et, par cette précipitation, faillit se priver de jouir d’une si belle victoire. — J’ai vu cent lièvres échapper, alors qu’ils étaient sous la dent des lévriers : « Il en est qui ont survécu à leurs bourreaux (Sénèque). » — « Le temps, les événements divers peuvent amener des changements heureux : souvent, dans ses jeux, la fortune capricieuse revient à ceux qu’elle a trompés et les relève avec éclat (Virgile). »

Cependant des maladies incurables, d’irrémédiables infortunes peuvent autoriser une mort volontaire. — Pline dit qu’il n’y a que trois sortes de maladie pour lesquelles on soit en droit de se tuer pour y échapper et il cite comme la plus douloureuse de toutes la pierre, quand elle obstrue la vessie et occasionne des rétentions d’urine. Sénèque n’admet que celles qui compromettent pour longtemps les fonctions de l’âme. D’autres sont d’avis que pour éviter une mort plus douloureuse, on peut se la donner à sa convenance. — Damocrite, chef des Étoliens, emmené en captivité à Rome, trouva une nuit moyen de s’échapper ; poursuivi par ceux qui avaient charge de le garder et sur le point de tomber entre leurs mains, il se passa son épée à travers le corps. — Antinous et Théodotus, citoyens d’Épire, voyant leur ville réduite à la dernière extrémité par les Romains, donnèrent au peuple le conseil de se tuer tous ; celui de se rendre l’ayant emporté, ils se résolurent à la mort, et, la cherchant, se ruèrent sur l’ennemi, s’efforçant uniquement de frapper sans se préoccuper de se garantir. — Lorsque, il y a quelques années, l’île de Goze tomba au pouvoir des Turcs, un Sicilien qui s’y trouvait et avait deux belles filles en état d’être mariées, les tua de ses propres mains et, après elles, leur mère accourue comme il leur donnait la mort. Cela fait, il sortit dans la rue avec une arbalète et une arquebuse ; et, comme les Turcs approchaient de sa maison, il déchargea sur eux ses deux armes, tuant les deux premiers ; puis, l’épée à la main, il se précipita sur les autres ; immédiatement enveloppé, il fut mis en pièces, et par là il échappa à l’esclavage, après en avoir affranchi les siens. — Les femmes juives,