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qu’il nous est bien difficile d’être toujours le même (Sénèque). » — Puisque l’ambition peut amener l’homme à être vaillant, tempérant, libéral et même juste ; puisque l’avarice peut donner du courage à un garçon de boutique, élevé à l’ombre et dans l’oisiveté ; le mettre assez en confiance pour qu’il s’aventure au loin du foyer domestique, dans un frêle bateau, à la merci des vagues et de Neptune en courroux, qu’elle va jusqu’à enseigner la discrétion et la prudence ; que Vénus elle-même arme de résolution et de hardiesse le jeune homme encore soumis à l’autorité et aux corrections paternelles, et fait oser la pucelle au cœur tendre, encore sous l’égide de sa mère : « Sous les auspices de Vénus, la jeune fille passe furtivement à travers ses gardiens endormis, et seule, dans les ténèbres, va rejoindre son amant (Tibulle) » ; ce n’est pas le fait d’un esprit réfléchi, de nous juger simplement sur nos actes extérieurs ; il faut sonder nos consciences et voir à quels mobiles nous avons obéi. C’est là une tâche élevée autant que difficile, et c’est pourquoi je voudrais voir moins de gens s’en mêler.

CHAPITRE II.

De l’ivrognerie.

Tous les vices ne sont pas de même gravité ; il y a des degrés entre eux. — Le monde n’est que variété et dissemblance ; les vices ont tous un point commun, et ce point c’est que tous sont vices. Les stoïciens ajoutent : Quoique tous les vices soient des vices, ils présentent des degrés ; on ne peut admettre en effet que celui qui en a franchi de cent pas la limite : « Dont on ne peut s’écarter en aucun sens, sans s’égarer hors du droit chemin (Horace) », ne soit pas plus coupable que celui qui ne l’a dépassée que de dix ; que le sacrilège ne soit pas pire que le vol d’un chou dans notre jardin : « On ne prouvera jamais par de bonnes raisons, que le vol de choux dans un jardin soit un aussi grand crime que de se rendre de nuit coupable d’un sacrilège (Horace). »

Il y a dans le vice autant de diversité qu’en toute autre chose. Ne pas tenir compte de l’échelle de gravité des péchés, les confondre, est chose dangereuse ; les meurtriers, les traîtres, les tyrans y trouvent trop d’avantages ; il n’est pas admissible que de ce qu’un autre est paresseux, enclin à la luxure ou manque à la dévotion, leur conscience à eux s’en trouve soulagée. Chacun est porté à aggraver le péché de son prochain et à atténuer le sien. Souvent ceux mêmes chargés de nous instruire, les classifient mal à mon sens. Socrate disait que le principal rôle de la sagesse est d’enseigner ce qui est bien et ce qui est mal, et d’en faire saisir la diffé-