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de pièces rapportées, et voulons qu’on nous honore quand nous ne le méritons pas. — La vertu ne veut être pratiquée que pour elle-même ; si, dans un autre but, on lui emprunte parfois son masque, elle nous l’arrache aussitôt du visage. Quand notre âme en est pénétrée, elle forme comme un vernis vif et adhérent, qui fait corps avec elle, et, si on veut l’en arracher, elle emporte le morceau. — Voilà pourquoi, pour juger d’un homme, il faut suivre longuement sa trace, fouiller sa vie, et, si la constance n’apparaît pas comme le principe fondamental de ses actes, « dans la route qu’il s’est choisie (Ciceron) », si son allure, ou plutôt sa voie, car il est licite d’accélérer ou de ralentir l’allure, s’est modifiée suivant les circonstances diverses dans lesquelles il s’est trouvé, abandonnons-le ; comme la girouette, il va tournant comme vient le vent, suivant la devise de notre Talbot.

Notre inconstance dans la vie vient de ce que nous n’avons pas de règle de conduite bien définie. — Ce n’est pas merveille, dit Sénèque, que le hasard puisse tant sur nous, puisque c’est par lui que nous existons. Celui qui n’a pas orienté sa vie, d’une façon générale, vers un but déterminé, ne peut, dans ses diverses actions, en agir pour le mieux ; n’ayant jamais eu de ligne de conduite, il ne saurait coordonner, rattacher les uns aux autres les actes de son existence. À quoi bon faire provision de couleurs, à qui ne sait ce qu’il est appelé à peindre ? Personne ne détermine d’un bout à l’autre la voie que, dans sa vie, il projette de suivre ; nous ne nous décidons que par tronçon, au fur et à mesure que nous avançons. L’archer doit d’abord savoir le but qu’il doit viser, puis il y prépare sa main, son arc, sa corde, sa flèche et ses mouvements ; nos résolutions à nous se fourvoient, parce qu’il leur manque une orientation et un but. Le vent n’est jamais favorable pour qui n’a pas son port d’arrivée déterminé à l’avance. — Je ne partage pas l’avis exprimé par ce jugement qui, sur le vu d’une de ses tragédies, déclare Sophocle, contre le dire de son fils, capable de diriger ses affaires domestiques. — Je ne trouve pas davantage bien logique la déduction admise par les Pariens envoyés pour réformer le gouvernement des Milésiens : après avoir visité l’île, relevé les terres les mieux cultivées, les exploitations agricoles les mieux tenues et pris les noms de leurs propriétaires, dans une assemblée de tous les citoyens tenue à la ville, ils mirent à la tête de l’État et investirent de toutes les charges de la magistrature ces mêmes propriétaires, estimant que le soin qu’ils apportaient à leurs affaires personnelles était garant de celui avec lequel ils géreraient les affaires publiques.

La difficulté de porter un jugement sur quelqu’un en connaissance de cause devrait retenir beaucoup de gens qui s’en mêlent. — Nous sommes tous formés de pièces et de morceaux, assemblés d’une façon si informe et si diverse, que chaque pièce joue à tous moments ; d’où, autant de différence de nous à nous-mêmes que de nous à autrui : « Soyez persuadés