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TRADUCTION. — LIV. I, CH. III.

même où ils avaient péché : Chabrias, capitaine général de leur flotte, ayant battu, près de l’île de Naxos, Pollis amiral de Sparte, perdit, par la crainte d’un sort semblable, tout le fruit immédiat d’une victoire qui était pour eux d’une importance capitale. Pour ne pas laisser sans sépulture les corps de quelques-uns des siens qui surnageaient sur les flots, il laissa échapper un nombre considérable d’ennemis qui, mis à nouveau en ligne contre lui, lui firent, depuis, payer cher l’observation si inopportune de cette superstition. — « Tu voudrais savoir où tu seras après ta mort ? Tu iras où sont les choses encore à naître (Sénèque). » Une autre école, au contraire, concède en principe le repos au corps que l’âme abandonne : « Qu’il n’ait pas de tombeau pour le recevoir et où, déchargé du poids de la vie, son corps puisse reposer en paix (Ennius). » Tout nous porte à croire que la mort n’est pas notre fin dernière ; et la nature elle-même nous fournit des exemples de relations mystérieuses entre ce qui n’est plus et ce qui vit encore : le vin ne subit-il pas dans la cave des modifications correspondant à celles que les saisons impriment à la vigne ; ne dit-on pas aussi que les viandes provenant des animaux tués à la chasse conservées dans les saloirs, se modifient et que leur goût change, comme il arrive de la chair ces mêmes animaux encore vivants.




CHAPITRE IV.


L’âme exerce ses passions sur des objects auxquels elle s’attaque sans raison, quand ceux, cause de son délire, échappent à son action.


Il faut à l’âme en proie à une passion, des objets sur lesquels, à tort ou à raison, elle l’exerce. — Un gentilhomme de notre société, sujet à de très forts accès de goutte, avait coutume de répondre en plaisantant, à ses médecins, quand ils le pressaient de renoncer à l’usage des viandes salées, que, lorsqu’il était aux prises avec son mal, et qu’il en souffrait, il voulait avoir à qui s’en prendre ; et que c’était un soulagement à sa douleur, que de pouvoir en rejeter la cause, tantôt sur le cervelas, tantôt sur la langue de bœuf ou le jambon qu’il avait pu manger et de les vouer au diable.

De fait, de même que le bras levé pour frapper, nous fait mal si le coup vient à ne pas porter et à n’atteindre que le vide ; de même que pour faire ressortir un paysage, il ne faut pas qu’il soit en quelque sorte perdu et isolé dans l’espace, mais qu’il apparaisse, à distance convenable, sur un fond approprié ; « de même que le vent, si d’épaisses forêts ne viennent lui faire obstacle, perd ses forces et se dissipe dans l’immensité (Lucain) » ; de même aussi, il semble