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s’employe qu’aux Estats malades, comme la médecine. En ceux où le vulgaire, où les ignorans, où tous ont tout peu, comme celuy d’Athènes, de Rhodes, et de Rome, et où les choses ont esté en perpétuelle tempeste, là ont afflué les orateurs. Et à la vérité, il se void peu de personnages en ces republiques là, qui se soient poussez en grand crédit sans le secours de l’éloquence : Pompeius, Cæsar, Crassus, Lucullus, Lentulus, Metellus, ont pris de là, leur grand appuy à se monter à cette grandeur d’authorité, où ils sont en fin arriuez : et s’en sont aydez plus que des armes, contre l’opinion des meilleurs temps. Car L. Volumnius parlant en public en faneur de l’élection au Consulat, faitte des personnes de Q. Fabius et P. Decius : Ce sont gents nays à la guerre, grands aux effects : au combat du babil, rudes : esprits vrayement consulaires. Les subtils, éloquents et sçauants, sont bons pour la ville. Prêteurs à faire iustice, dit-il. L’éloquence a fleury le plus à Rome lors que les affaires ont esté en plus mauuais estât, et que l’orage des guerres ciuiles les agitoit ; comme vn champ libre et indompté porte les herbes plus gaillardes. Il semble par là que les polices, qui dépendent d’vn Monarque, en ont moins de besoin que les autres : car la bestise et facilité, qui se trouue en la commune, et qui la rend subiecte à estre maniée et contournée par les oreilles, au doux son de cette harmonie, sans venir à poiser et connoistre la vérité des choses par la force de raison ; cette facilité, dis-ie, ne se trouue pas si aisément en vn seul, et est plus aisé de le garentir par bonne institution et bon conseil, de l’impression de cette poison. On n’a pas veu sortir de Macédoine ny de Perse, aucun orateur de renom.I’en ay dit ce mot, sur le subiect d’vn Italien, que ie vien d’entretenir, qui a seruy le feu Cardinal Caraffe de maistre d’hostel iusques à sa mort, le luy faisoy compter de sa charge. Il m’a fait vn discours de cette science de gueule, auec vne granité et contenance magistrale, comme s’il m’eust parlé de quelque grand poinct de théologie. Il m’a dechifré vne différence d’appétits : celuy qu’on a à ieun, qu’on a après le second et tiers seruice : les moyens tantost de luy plaire simplement, tantost de l’eueiller et picquer : la police de ses sauces ; premièrement en gênerai, et puis particularisant les qualitez des ingrediens, et leurs effects : les différences des salades selon leur saison, celle qui doit estre reschaufée, celle qui veut estre seruie froide, la façon de les orner et embellir, pour les rendre encores plaisantes à la veuë. Apres cela il est entré sur l’ordre du seruice, plein de belles et importantes considérations.