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que la philosophie, et au point de vue des actes que la vertu, qui s’accommodent d’être pratiquées à tous les degrés et dans toutes les conditions de la société.

Combien diffèrent de Pline et de Cicéron, Épicure et Sénèque qui critiquent cette soif de célébrité dans un style moins brillant, mais plus sensé. — On trouve quelque chose d’approchant des idées exprimées par Pline et Cicéron, dans Épicure et Sénèque ; eux aussi indiquent que les lettres qu’ils écrivent à leurs amis, vivront éternellement ; mais c’est d’autre façon et pour, dans un bon but, se mettre à l’unisson de la vanité de ceux avec lesquels ils sont en correspondance. Ils leur mandent en effet que s’ils demeurent aux affaires par désir de se faire un nom et de le transmettre aux siècles à venir, et s’ils craignent que la solitude et la retraite auxquelles ils les convient ne nuisent à ce résultat, ils peuvent se rassurer ; qu’eux, qui leur écrivent, ont assez de crédit sur la postérité pour leur garantir que, ne serait-ce que par les lettres qu’ils leur adressent, ils feront connaître leurs noms et leur donneront plus de célébrité que ne peuvent leur en valoir les actes de leur vie publique. — Outre cette différence avec les lettres de Cicéron et de Pline, celles de nos deux philosophes ne sont pas vides et sans consistance, n’ayant de saillant que la délicatesse des expressions disposées suivant un rythme harmonieux ; les leurs, substantielles, parlant raison en de nombreux et beaux passages, sont à même de rendre celui qui les lit, non plus éloquent, mais plus sage, et de lui apprendre non à bien dire, mais à bien faire. Fi de l’éloquence qui fixe notre attention sur elle-même, et non sur les sujets qu’elle traite ! Constatons cependant que celle de Cicéron passa pour avoir été d’une telle perfection, qu’elle avait une valeur propre. — À ce propos, je conterai de lui cette anecdote qui fait toucher du doigt sa nature : Il avait à parler en public et était un peu pressé par le temps pour préparer convenablement son discours. Éros, l’un de ses esclaves, vint le prévenir que l’assemblée était remise au lendemain ; il en fut si satisfait, que pour cette bonne nouvelle il l’affranchit.

Raisons qui ont fait préférer à Montaigne la forme qu’il a donnée à ses Essais, au lieu du genre épistolaire pour lequel il avait cependant des dispositions particulières. — Un mot sur ce genre épistolaire, dans lequel mes amis estiment que je pourrais réussir et que j’eusse volontiers adopté pour publier les produits de mon imagination, si j’avais eu à qui adresser mes lettres. Mais, pour cela, il eût fallu que j’eusse aujourd’hui, comme je l’avais jadis, une personne avec laquelle je fusse en relations continues, qui m’attirât, m’encourageât et me mit en verve ; parce que raisonner, comme d’autres font, sur des hypothèses, je ne saurais le faire qu’en songe ; ennemi juré de tout ce qui est faux, je ne saurais davantage m’entretenir de questions sérieuses avec des correspondants imaginaires. J’eusse été plus attentif et plus net dans ce que j’écrivais, si j’avais eu à l’adresser à un ami de l’intelligence et du carac-